Croissance + Droit social = Equation à résoudre
Si le mois d'août respire les vacances à pleins poumons, il nous rappelle aussi que nous sommes à une trentaine de jours de la rentrée scolaire... et sociale. Mais le terme de "rentrée sociale", employée en France, s'applique-t-il également à la République tchèque ? Un an après l'entrée du pays dans l'UE, bilan sur les mentalités de travail et l'état du syndicalisme.
Nous sommes à Prague, en août 2005, dans un fast-food américain connu. Sur chaque plateau, le client peut trouver une feuille destinée aux candidats à l'embauche. Le ton se veut humoristique et détendu. Il n'en est, par là, que plus cynique. Attention, Big Brother vous veut !
Voici donc le "mini-test de l'employé idéal" (mot pour mot), un peu comme si on vous énonçait la couleur. Il s'agit tout simplement de cocher la bonne case. Quelques exemples : "Je ne sais pas dire non" / "Je travaille avec joie jusque tard dans la nuit" / "Travailler ? Quel travail ? Les longues journées de labeur ne sont pour moi qu'amusement !". En bas du texte, un slogan confirme que nous sommes bien dans le meilleur des mondes : "Nous t'attendons pour la fête !"
Exemple caricatural - peut-être - mais pourtant emblématique de méthodes de travail anglo-saxonnes appliquées sans discernement.
Plus préoccupants sont les abus réels dans certains grands groupes privés, où le droit du salarié, qui pourtant existe, ne pèse pas lourd face aux énormes pressions, à la peur du chômage et à l'absence de mobilisation syndicale. Ainsi, une employée travaillant depuis 10 ans dans une grande banque privée à Prague nous a raconté un quotidien pas toujours rose : travail non payé exigé à l'occasion de certains week-ends, salaires stagnants... Elle fut également témoin de pressions psychologiques exercées par la hiérarchie pour obtenir la démission d'un indésirable...
Mais ce phénomène ne se retrouve pas qu'au sein des sociétés étrangères implantées dans le pays. Comme ces dernières, les sociétés tchèques présentent un aspect moderne dans leurs outils et leurs résultas. Mais au niveau des rapports internes, ce n'est pas toujours le cas : distinction stricte entre décideurs et exécutants, hiérarchie organisée sur plusieurs niveaux... Il en ressort souvent une coordination insuffisante entre les acteurs de l'entreprise. En l'absence de partenaires sociaux, comment une quelconque action syndicale pourrait-elle être organisée ?
A priori, la République tchèque possède un droit du travail élaboré. Si le Code du travail date de 1965, il a subi, depuis les aménagements législatifs de 2001, de nombreuses réactualisations : temps de travail hebdomadaire à 40 h (même si de nombreux Tchèques travaillent plus), congès payés d'au moins 4 semaines. Pourtant, les trous noirs de la loi sont encore trop souvent comblés d'abus : le dialogue entre partenaires sociaux, si intense en France et en Allemagne, est quasiment absent en République tchèque. Les conséquences en sont palpables : décision unilatérale des dirigeants d'entreprise quant à la politique salariale, absence de négociations entre patrons et salariés et enfin quasi-inexistence du phénomène de grève. Les Tchèques sont d'ailleurs souvent mi-amusés, mi-fascinés lorsqu'ils voient, au journal télévisé, certaines grèves monstres en France.
Un faisceau de facteurs explique la faible mobilisation syndicale en République tchèque mais la première raison est sans doute historique : la parenthèse communiste a en effet laissé, en République tchèque, une certaine méfiance envers l'idée, décrédibilisée, de syndicalisme. Et ce, alors même que la part des anciens communistes dans les syndicats existants ne cesse de se réduire. Comme le remarquait l'ancien président de la Confédération tchéco-morave Richad Falbr sur nos ondes en 2001, "toute une série de gens, qui bénéficient des droits acquis du syndicat - comme la négociation collective - ignorent le combat mené et pensent que cela est automatique".
D'où une faible représentativité et un taux d'adhésion qui chute régulièrement. En 2005, il s'élève à moins de 30 % de la population active. Les jeunes se sentent en particulier peu concernés par l'action syndicale. Ainsi, au sein de la Confédération tchéco-morave, ils ne sont que 6 % des adhérents.
A ces réticences psychologiques, s'ajoutent de véritables lacunes structurelles, qui s'expriment par un manque d'unité, source majeure d'inefficacité. En République tchèque, la règle générale est au syndicat d'entreprise. Or, ceux-ci ne dépendent que rarement de fédérations nationales. Si des syndicats existent dans les grandes entreprises publiques, ils sont quasiment absents dans le secteur privé.
Faut-il pour autant évoquer l'image d'un capitalisme sauvage à l'Est. De moins en moins peut-être, du moins si l'on observe l'évolution depuis les nouvelles lois de 2001. Douze ans après la chute du communisme, l'Etat tchèque semblait voir atténuer sa foi en un libéralisme total, capable de se réguler tout seul. La loi de mars 2004 interdisant les renouvellements incessants des contrats à durée déterminée confirme cette orientation. Il s'agit là d'une avancée importante, qui permettra à certains salariés de sortir de la précarité.
Cette loi, qui précédait de deux mois l'entrée du pays dans l'UE, confirmait-elle les espoirs de ceux qui espèrent une plus grande harmonisation des modèles sociaux en Europe ? L'avenir le dira. Mais un exemple pourrait conforter cette thèse : celui de Volkswagen. Sous la pression des syndicats allemands, le propriétaire de Skoda doit pratiquer des salaires plus élevés que la moyenne locale dans ses usines en République tchèque.
Certains observateurs sont moins optimistes, notant la manne que représente, pour la croissance du pays, l'afflux d'entreprises étrangères. Or, si celles-ci sont si nombreuses, c'est aussi en raison de la souplesse du droit social. La possibilité de licencier facilement a été un atout supplémentaire. Lorsque la Société Générale a absorbé, en 1994, la Komercni Banka, elle a pu écrémer l'ensemble des effectifs d'un quart, sans rencontrer aucune résistance. La CFDT de la Société Générale à Paris témoignait à Libération en 2001 : "On n'a toujours pas compris comment ils ont fait...". Entre croissance et droits sociaux, on le voit, l'équilibre semble difficle à trouver.