Du « Procès » à la BD : Prague célèbre Kafka

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La Tour de l’hôtel de ville accueille jusqu’à la fin juin deux expositions gratuites proposées par la Goethe Institute et célébrant l’auteur pragois, Franz Kafka. La première, intitulée « Le Procès 2014 : Original et transformation », marque le 100e anniversaire du manuscrit du célèbre roman écrit en 1914 par Kafka et publié contre sa volonté un an après sa mort en 1925 par son ami Max Brod. A cette occasion, la première et la dernière page du manuscrit ont été acheminés depuis l’Allemagne jusqu’à leur ville natale de Prague. La deuxième exposition - « K : Kafka dans la bande dessinée » - s’inscrit quant à elle dans le cadre du 90e anniversaire de la mort de Kafka et présente le travail de l’artiste française Chantal Montellier, de l’américain Robert Crumb et du tchèque Jaromír 99, qui ont tous trois collaborés avec David Zane Mairowitz pour mettre sous forme de BD l’œuvre de Kafka.

Photo: ČT
Du roman à la BD il n y a qu’un pas et presque un centenaire. Comme le souligne en effet David Zane Mairowitz, « Franz Kafka est le maître de l’image et est donc destiné à être transposé dans le langage de la bande dessinée ». A l’occasion du 100e anniversaire du manuscrit du "Procès" de Kafka, Radio Prague s’est intéressé au travail de la dessinatrice française Chantal Montellier dont certaines planches de son adaptation BD du célèbre roman sont exposées en ce moment à la Tour de l’hôtel de ville.

« Ce n’est pas vraiment mon initiative puisque cela part d’une demande de David lui-même qui cherchait un dessinateur voire une dessinatrice pour travailler sur ce projet. Il aurait évidemment souhaité continuer à travailler avec Robert Crumb qui avait magnifiquement illustré sa biographie de Kafka. Malheureusement Crumb n’était pas disponible, David Zane Mairowitz a donc cherché quelqu’un d’autre chez l’éditeur qui avait publié cette biographie, à savoir Michel Parfenov qui a déjà fait paraître certains de mes albums, et qui lui a présenté tout un catalogue d’auteurs parmi lesquels j’ai eu la chance d’être choisie. »

Appréciiez-vous déjà l’œuvre de Kafka avant de vous plonger dans ce projet ?

« Je fais plus que l’apprécier. Pour moi Kafka c’est un frère, un grand frère. J’ai découvert Kafka assez jeune, au moment de l’adolescence, entre 13 et 15 ans, en lisant "La Métamorphose", qui était très longtemps dans ma poche. »

Comment avez-vous travaillé ? Avez-vous ressenti le besoin de venir à Prague pour vous imprégner des lieux où a vécu Kafka ? Est-ce que l’architecture noire et gothique de Prague avec son château imposant vous a aidé dans votre travail ?

« J’ai ressenti beaucoup de besoins que je n’ai hélas pas pu satisfaire car le temps dont je disposais et les moyens qu’on m’avait octroyé ne m’ont pas permis de réaliser tous mes souhaits. J’ai dû me contenter de travailler dans mon propre atelier, qui est d’ailleurs plus un appartement qu’un atelier. Le film d’Orson Welles m’a beaucoup aidé dans mon travail, une adaptation du Procès à sa manière, avec des acteurs que je trouve pour ma part très bien choisis puisqu’en l’occurrence celui qui incarnait le personnage de Joseph K. était Anthony Perkins. J’ai travaillé à partir d’arrêts sur image et en dessinant à partir de ces images cinématographiques. »

Le roman de Kafka a en effet trouvé un profond écho chez le cinéaste américain Orson Welles qui dit avoir voulu réaliser « un cauchemar très actuel, un film sur la police, la bureaucratie, la puissance totalitaire de l’Appareil, l’oppression de l’individu dans la société moderne ». L’œuvre de Kafka semble donc avoir prédit les angoisses du XXe siècle à l’image de l’Holocauste ou de la dictature bureaucratique communiste auxquels s’attaque Welles dans son film.

Pour ce qui est de l’influence de la ville de Prague dans son travail, Chantal Montellier complète :

Chantal Montellier,  photo: Archiv de Chantal Montellier
« Quant à l’architecture praguoise, j’ai le malheur de ne pas encore connaître Prague. J’aurai bien aimé être invitée à l’inauguration de l’exposition comme je l’ai été à Stuttgart. Prague est évidemment une ville que je n’ignore pas, ne serait-ce que parce que je l’ai rencontré à travers l’œuvre de cinéastes comme Pierre-André Sauvageot qui a consacré un film à Prague et à Kafka. C’est aussi une ville dont j’ai entendu parler par un certain Jean-François Vilar, un auteur de romans noirs. Donc oui j’ai des images de Prague dans ma tête mais je ne les ai pas eu directement sous les yeux ».

Vos personnages principaux sont souvent des femmes qui résistent à une certaine oppression : comment avez-vous abordé ce nouveau personnage masculin défaitiste ?

« J’ai abordé le personnage en plusieurs temps. Autant j’étais familiarisée avec "La Métamorphose" et le personnage de Samsa, autant avec le "Procès" j’ai eu plus du mal et j’ai dû le lire à plusieurs reprises. C’est aussi pour ça que je me suis tournée vers l’œuvre d’Orson Welles. Mais je ne sais pas s’il se soumet tant que ça. Je l’ai découvert par paliers et c’est vrai que dans un premier temps il apparaît comme une mouche prise dans une toile d’araignée à laquelle il ne comprend rien et dont il n’arrive pas à s’extraire. Dans un second temps, comme c’est lui l’auteur, il agit d’une certaine manière sur le personnage et sur l’histoire. Ce que ce personnage a en commun avec mes héroïnes, c’est un certain rapport à la fois ahuri et révolté, même si la révolte de Joseph K n’est pas d’une évidence totale, face à une autorité absurde. Il est certain en tout cas que mes personnages féminins sont bien plus combatifs que ne l’est Joseph K. qui se laisse mener à l’abattoir sans trop chercher à fuir son triste destin. »

Le roman décrit une bureaucratie autoritaire capable de détruire la vie de ses citoyens : comment avez-vous traduit cette lourdeur dans votre dessin ?

« Je suis la dernière personne à pouvoir le dire… Il y a quelques artifices comme un rapport entre le noir et le blanc où le noir domine souvent. Le ciel est sombre dans mes images, il est lourd. Il y a également les contrastes, les perspectives qui sont parfois en contre-plongée. On essaye de faire passer un sentiment d’écrasement. Il y a aussi ce que David Zane Mairowitz appelle des « grotesques » avec la présence permanente de figures un peu macabres comme des petits squelettes dessinés « à la mexicaine » extrêmement simplifiés qui donnent cette impression que le personnage a la mort aux trousses. Je pense que c’est lié aussi à l’histoire de Kafka lui-même qui était atteint de tuberculose et qui n’a pas réussi à vaincre la maladie. »

En effet, pour Kafka, l’écriture est presque une nécessité, une urgence, à partir du moment où il se sait condamné par la tuberculose. Comme le soulignait Albert Camus, la vie et l’œuvre de Kafka ont pour point commun de « tout offrir et de ne rien confirmer » et très tôt déjà l’auteur praguois perçoit sa vie comme un combat perdu d’avance, ainsi qu’il l’écrit dans "Description d'un combat" en 1909, à l’image de sa maladie, de son incapacité à se libérer de son emploi dans la bureaucratie pour se consacrer à une carrière littéraire ou encore de l’échec de ses fiançailles avec Felice Bauer. Sauvés seront néanmoins ses écrits par son ami et exécuteur testamentaire Max Brod qui, contre la volonté de Kafka, publiera l’œuvre de ce dernier à titre posthume.

Pour finir, Chantal Montellier a souligné au micro de Radio Prague la prédominance de l’aspect psychologique par rapport à une thématique plus politique dans le « Procès » :

Comment est-ce que vous avez mis à profit votre expérience de dessinatrice pour la presse politique pour nourrir l’illustration du roman de Kafka "Le Procès"?

« Je crois quand même pouvoir dire que j’ai été la première femme dessinatrice pour la presse politique. Mais je n’ai pas le sentiment qu’il y ait un grand souci du politique dans cette œuvre de Kafka. J’ai l’impression qu’il est beaucoup plus aux prises de l’autorité paternelle. A la suite de mon travail sur ce livre, je me suis offert la Lettre au père et je pense que pour bien comprendre Le Procès, il ne faut pas ignorer la dimension psychanalytique, le rapport au père, son rapport aux femmes aussi qui n’était sans doute pas évident puisque dans le roman, se cache un autre procès qui est celui qui lui a été fait par la famille de sa fiancée. Il a dû comparaitre devant toute la tribu familiale de l’autre bord et s’expliquer sur ses mœurs. Il semblerait que Kafka plaisait plutôt aux femmes malgré son état souffreteux mais que sa conduite pouvait laisser penser qu’il n’était pas un homme très sérieux et très stable pour une jeune bourgeoise à marier. »