East Doc Platform : Prague à l‘épicentre du cinéma documentaire

east_doc_platform.jpg

Dimanche dernier s’est achevée à Prague la troisième édition du plus grand évènement professionnel du cinéma documentaire en Europe centrale et orientale intitulé East Doc Platform. Pendant une semaine, séminaires, ateliers, débats et projections se sont tenus dans les locaux de l’Institut Cervantes et au théâtre Komedie. Une occasion pour Radio Prague de faire un point sur cette initiative avec l’un des organisateurs Filip Šebek et de rencontrer, parallèlement, l’invité d’honneur, le documentariste franco-tchèque mondialement reconnu, Stan Neumann.

A l’origine de cette plateforme unique en Europe centrale et orientale, l’Institut du film documentaire (IDF), qui est une association à but non lucratif créée en 2001 pour promouvoir le cinéma documentaire dans la région. Depuis ses treize années d’existence, l’association a permis à plus de deux cents projets de voir le jour, et à plus d’un milliers de documentaires réalisés d’être distribués au niveau international. Filip Šebek, chargé des relations publiques de l’IDF nous a éclairé sur les visées de cet évènement, qui entre désormais dans une tradition :

« C’était la troisième édition de East Doc Platform. Depuis deux ans nous l’organisons en parallèle au festival Jeden svět. Notre objectif est de soutenir le documentaire centre- et est-européen dans toutes les étapes de sa création. Cette année nous avons accueilli plus de deux cents participants, dont la majorité sont des réalisateurs ou producteurs. Nous avons également invité une vingtaine de tuteurs, des spécialistes du documentaire venus de différents pays du monde. La plateforme sert ainsi d’intermédiaire et nous organisons des rencontres où les réalisateurs et producteurs présentent leurs projets aux professionnels chevronnés. Nous avons d’ailleurs également invité des représentants de chaînes de télévision, de festivals, et de sociétés de distribution, qui peuvent apporter leur aide dans la circulation et diffusion ultérieure des différents projets. »

Filip Šebek,  photo: Archives de Radio Prague
Pour avoir une idée plus précise de l’intérêt d’un tel évènement dans la médiation entre les différents acteurs de l’industrie du film documentaire, Filip Šebek présente deux exemples de projets menés à bien lors de cette édition :

« Dans la section East European Forum, il y avait un projet roumain intitulé My Cinema, my Love. Les auteurs de ce document ont cherché un soutien en Roumanie, mais en vain. Une société de production tchèque a beaucoup aimé leur projet, elle les a invités et va maintenant participer à la réalisation, en co-production avec la Télévision tchèque (ČT) ou avec d’autres télévisions étrangères, pour introduire le projet dans des festivals. Nous tenons bien évidemment aussi à soutenir les documentaires tchèques. J’aimerais mentionner un documentaire – que je trouve personnellement époustouflant – réalisé récemment par Pavel Štingl, et qui s’appelle Eugéniové (les Eugénistes).

'Eugéniové',  photo: IDF
Il a été choisi par l’IDF comme un des projets destinés à être présentés au plus important festival du documentaire, l’IDFA de Amsterdam. Nous avons organisé pour M. Štingl et pour les producteurs de son film une série de rendez-vous lors desquels ils ont pu obtenir le soutien de différents organismes, télévisions, et cela leur permet d’acheminer ce documentaire vers un public plus large. »

Dans la pléiade des tuteurs invités lors de cette troisième édition de la East Doc Platform, de nombreux noms bien connus des amateurs du cinéma documentaire ont fait leur apparition. Filip Šebek développe :

« Parmi les tuteurs tchèques, j’aimerais mentionner Filip Remunda, qui est actuellement un de nos plus importants documentaristes, et l’un des fondateurs de l’IDF. Puis par exemple Ivana Miloševič qui travaille pour la Télévision tchèque (ČT). Parmi les tuteurs étrangers, il y a cette année notamment la célèbre documentariste écossaise et directrice du département du film documentaire à l’université d’Edinbourgh, Emma Davie, ou encore Stan Neumann, d’origine tchèque, l’arrière-petit fils de Stanislav Kostka Neumann. Il vit actuellement en France, sa filmographie compte plus de trente œuvres documentaires. Il a déjà participé dans plusieurs éditions précédentes, ses riches expériences étant très précieuses notamment pour les réalisateurs débutants. »

Stan Neumann,  photo: Site officiel de l'IDF
Arrêtons-nous un peu sur l’arbre généalogique de Stan Neumann. En effet, ce Pragois de souche est né en 1949 dans une famille de personnalités éminentes du paysage culturel tchèque. Son arrière-grand-père, S. K. Neumann, était un grand poète, journaliste, critique littéraire, traducteur du français et du russe et fondateur du parti communiste tchécoslovaque dans les années vingt. Son grand-père, Stanislav Neumann, était un acteur de théâtre, de cinéma et de radio de grande renommée. Sa mère Claudia Ancelot, émigrée en France à la fin des années cinquante, a introduit en France, par le biais de ses traductions de la littérature tchèque, des auteurs tels que Karel Čapek, Jaroslav Hašek, Bohumil Hrabal, Ivan Klíma ou Josef Škvorecký. Stan Neumann est ainsi un artiste français, mais dont l’âme est profondément enracinée en Europe médiane. Nous avons tout d’abord voulu savoir s’il existait, dans son optique, des différences entre le cinéma documentaire de part et d’autre de l’ancien rideau de fer :

« Oui, moi je les sens, ces différences. La première c’est qu’il y a ici, et je dirais surtout en République tchèque (bien que ce soit un point de vue très subjectif), une vraie culture du cinéma, qui, chez beaucoup de jeunes réalisateurs en occident a été remplacée par une culture de la télévision. Il y a une approche plus forte, plus belle, plus réfléchie, plus puissante. Moins dans les effets, etc. Je suis très sensible à ça. Mais je sens aussi une autre chose : les gens ici arrivent plus simplement à s’emparer d’histoires fortes et simples et y aller sans chichi. Dans le documentaire en occident il y a maintenant une volonté d’être de plus en plus compliqué, formaliste, mais dans le mauvais sens du terme. »

Et comment est-ce que les origines de Stan Neumann se manifestent-elles dans ses films ? Certaines de ses œuvres en sont « saturées », bien que discrètement, comme il l’explique sur l’exemple du documentaire sur l’architecture parisienne Paris, le Roman d’une ville.

'Paris,  le Roman d’une ville',  photo: Arte Vidéo
« Paris était mon premier film. Je l’avais fait pour régler mes comptes avec Paris, car c’était une ville que je n’aimais pas. C’était aussi le moment où je me la suis appropriée. Mais je pourrais vous montrer le film plan par plan et vous montrer à quel point les endroits de Paris que je filme sont saturés de Prague. La ville haussmannienne est une ville beaucoup plus claire et simple que ce que j’ai filmé. J’ai systématiquement choisi des coins un peu tordus dans lesquels je retrouvais des atmosphères pragoises. Si je devais filmer Prague de façon comme ça, directe, frontale, je ferais sans doute un film sur Žižkov. C’est un endroit qui continue à me passionner énormément, dont j’aime le désordre, le n’importe quoi, la survie, les fragments, les bizarreries… »

Au cours de l’entretien tout à fait chaleureux, Stan Neumann est entre autre revenu sur le moment où, âgé de dix ans, il a quitté la Tchécoslovaquie, en compagnie de sa mère et de ses frères et sœurs.

East Doc Platform,  photo: Soňa Jarošová
« J’avais peur, parce qu’on avait été absolument nourris de littérature pour enfants qui vous expliquait qu’en France les enfants étaient battus, qu’ils dormaient dans le fumier. J’avais peur d’y aller ! C’étaient des livres pour enfants du Státní nakladatelství – Maisons d’édition nationale, sur le cauchemar de l’enfance dans les pays capitalistes. On est donc en 1960, on prend un avion pour aller à Paris. Le voyage est formidable, parce que quand l’équipage sait que mon grand-père est un acteur, je suis invité dans la cabine, je suis dans cet espèce de plaisir là. Et puis, on commence à approcher de Paris. On devait être à cinquante ou soixante kilomètres, et le pilote dit : on approche de Paris. Et je regarde par le hublot : tout est noir. C’était la nuit. Et je me dis : mais ils n’ont même pas l’électricité ! Tellement j’étais terrifié ! »

Qui plus est, la mère de Stan Neumann évoquée plus haut, la polyglotte Claudia Ancelot, (de langue maternelle allemande, ses études – de langue et littérature russe notamment – faits aux Etats-Unis et à la Sorbonne) travaillait, dans les années 1950, pour la section américaine du service international de la Radio tchèque. Ainsi, M. Neumann a évoqué des souvenirs d’enfance d’une Radio Prague dans une période troublée.

« J’ai des souvenirs formidables de l’ascenseur. C’est comme la Madeleine de Proust. Je vois cet ascenseur-là, ou un autre pater noster, j’ai cinq ans. Puis, il y avait l’équipement. Les espèces de gros magnétophones. Et une chose très importante : la cantine de la Radio. A cette époque-là on ne mangeait pas très bien, mais à la cantine de la radio on mangeait mieux. Et finalement aussi l’ambiance. C’était une ambiance… C’étaient tous des fous dans la section internationale. A l’époque elle était dirigée par Lise London. Dans la section américaine ce n’étaient que des destins bizarres… dans la section française aussi, d’ailleurs. Maintenant moins, sans doute, mais à l’époque c’étaient de ces histoires… »

Et quels conseils Stan Neumann a-t-il donné aux jeunes réalisateurs ?

Photo: Site officiel de l'IDF
« Si on n’est pas absolument sûr, qu’on ne peut pas vivre sans, il ne faut pas le faire. C’est le conseil classique. Parce que c’est dur. Ce n’est pas un métier, en fait. C’est comme entrer dans un ordre religieux. Si on n’est pas prêt à le faire de cette façon-là, il ne faut pas le faire du tout. Si on le fait parce qu’on pense que c’est glamour, surtout en documentaire – c’est galère ! Et ensuite, le seul conseil que je donnerais c’est qu’une fois qu’on a dit qu’on faisait une chose, il faut la faire. Il ne faut pas faire autre chose. »