Eichmann et la Bohême

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Le 11 avril dernier, cela faisait 50 ans, jour pour jour, que se tint le procès Eichmann à Jérusalem, en 1961. Quel furent les rapports de l’architecte de la "Solution finale de la question juive" avec la Bohême ? Pour répondre à cette question, nous recevons aujourd’hui deux invités : le journaliste Stanislav Motl, qui a abordé le sujet dans son livre Les victimes et leurs assassins, publié en tchèque en 2008 et Michal Frankl, qui dirige le département d‘histoire de la Shoah au musée Juif de Prague.

Stanislav Motl, en 1998, vous avez rencontré Simon Wiesenthal, le célèbre chasseur de nazis. Quel souvenir en gardez-vous ?

Stanislav Motl : « J’ai rencontré Simon Wiesenthal deux fois et je peux dire que je le connais bien. C’était une personnalité très charismatique. Il avait une nature spéciale. Ce n’était pas un saint mais quand il disait que justice n’est pas vengeance, il l’appliquait vraiment. Parfois vous aviez l’impression qu’il parlait trop, parfois qu’il n’écoutait presque pas. Mais personne, d’après moi, ne possédait une telle sensibilité. Il était aussi très systématique, ce qui l’a beaucoup aidé dans son travail. »

« Peu de gens le savent mais Simon Wiesenthal connaissait très bien la situation en République tchèque. Il avait étudié la technique allemande à Prague, de 1928 à 1932. Il se rappelait très bien ces années. Cette expérience l’a particulièrement aidé quand il avait reçu des informations sur un certain Karel Lukáš, dont nous reparlerons plus tard. »

« Je dois encore ajouter une chose. Simon Wiesenthal nous a quitté en 2005 et aujourd’hui, il se trouve un certain nombre de personnes pour douter de son travail, en avançant par exemple son incapacité à retrouver Joseph Mengele, le médecin-tortionnaire d’Auschwitz-Birkenau. Il l’avait un moment cru mort et, une autre fois, avait annoncé sa proche capture. C’est un fait qu’il ne pouvait pas vérifier matériellement toutes les informations qu’il recevait. »

«En 2001, l’ancien commandant SS de la petite forteresse de Terezin était condamné à la prison à vie lors d’un procès à Munich. Or, on le doit à l’influence de Simon Wiesenthal qui avait amassé de nombreuses informations sur lui. Mais l’affirmation selon laquelle Wiesenthal avait retrouvé Eichmann relève de la légende, même s’il a joué un rôle certain dans les recherches qui conduisirent à la capture. »

Dans votre livre, Les victimes et leurs assassins, on apprend que Eichmann se rendait régulièrement en Bohême dans les années 1930. Il y possédait en fait sa belle-famille n’est-ce pas ?

Stanislav Motl : « A la fin des années 1920, Karel Lukáš, lieutenant de l’armée tchécoslovaque, fait la connaissance de Marie Lieblova. Celle-ci vient d’une famille allemande du sud de la Bohême, dans la commune de Mladá, qui est aujourd’hui un quartier de České Budějovice. Ils se marient en 1931. Or, la soeur de Marie, Veronika, se marie en 1935 avec Adolf Eichmann. Le beau-frère d’Eichmann était donc tchèque et, qui plus est, lieuteant de l’armée tchécoslovaque ! La police tchécoslovaque était au courant et surveillait chacun des faits et gestes d’Eichmann car on supposait qu’il travaillait dans les intérêts du parti nazi, ce qui était vrai. Il y avait d’ailleurs eu des affaires avérées d’espionnage. »

Karel Lukáš,  photo: Archives de E.Stehlík
« Pendant toute la durée de la guerre, les deux couples vivaient dans la même villa, qui se trouve dans l’actuelle rue U Laboratoře à Prague. Karel Lukáš était donc parfaitement au courant des activités d’Eichmann. »

« Quand Simon Wiesenthal revient des camps de concentration, il offre tout de suite ses services au Comité américain de recherche des criminels de guerre. Sa première cible : Eichmann. Après la guerre, Eichmann s’était caché dans sa famille, à Linz, en Autriche. Et le bureau que Simon Wiesenthal occupait alors se trouvait dans la même rue, à environ 200 mètres ! Il ne le réalisera que plus tard… En 1947, il reçoit un document de la CIA, les services de renseignement américains, affirmant qu’Adolf Eichmann est mort. On suppose que ce document fut transmis par Karel Lukáš. »

Adolf Eichmann
Après la guerre, Karel Lukáš a donc essayé de couvrir Eichmann et de décourager toute tentative d’enquête et de capture. Simon Wiesenthal l’avait pourtant excusé. Pour quelle raison ?

Stanislav Motl : « Simon Wiesenthal savait exactement qui était Karel Lukáš et ce qu’il faisait. Mais il l’a défendu. Il a dit qu’il le comprenait et qu’il avait essayé de protéger sa famille. Mais il existe aussi d’autres variantes possibles. Il se peut en effet que ce ne soit ni Karel Lukáš, ni sa femme qui aient transmis l’information de la mort d’Eichmann mais Veronika, la femme d’Eichmann, ou même Eichmann lui-même. Il est vrai qu’après guerre, Karel Lukáš a été licencié de l’armée tchécoslovaque. Mais il a pu continuer à travailler et il est mort en 1980 comme un homme tranquille. »

Dans les années 1960, et donc même après le procès Eichmann, Karel Lukáš vivait toujours dans la villa qu’il partageait avec le SS pendant la guerre. Or, cette maison avait été confisquée à une famille juive. Comment expliquer cela Michal Frankl ?

Michael Frankl | Photo: Radio Prague Int.
Michal Frankl : « La question de la restitution des biens juifs confisqués pendant la guerre dans le Protectorat de Bohême-Moravie est compliquée et n’a pas vraiment été résolue jusqu’à présent. Elle ne le sera d’ailleurs probablement jamais. En effet, la plupart des anciens propriétaires n’avaient pas pu se déclarer après guerre car ils n’avaient pas survécu. Bien sûr, tous les pays occupés ont rencontré des problèmes pour la restitution des biens juifs car la Shoah a aussi représenté un immense pillage économique et social des communautés. »

« Ce ne fut d’ailleurs pas le seul pillage. Il suffit de penser aux conséquences des décrêts Beneš en 1948 et à l’expulsion des communautés allemandes de Tchécoslovaquie. Les autorités ont empêché que les restitutions remontent à l‘avant 1948. Bien sûr, l’arrivée des communistes en 1948 met ces restitutions sous-clé et celles qui sont en cours sont interrompues. Certains biens rendus avant 1948 ont d’ailleurs été à nouveau confisqués après. »

«En ce qui concerne les propriétés des communautés juives, le régime leur restitua les cimetières et les synagogues. Mais dans les localités où tous les Juifs avaient été tués pendant la guerre, les autorités se sont retrouvées dans l’impossibilité de restituer ce patrimoine. D’ailleurs, sous la pression politique, ces biens ont souvent été revendus à des prix avantageux. C’est pour cette raison que la plupart des synagogues en Bohême-Moravie appartient aujourd’hui à l’Eglise hussite. »

On revient sur le procès Eichmann avec vous, Stanislav Motl. Y avait-il des Juifs tchèques qui témoignèrent au cours du procès Eichmann ?

Adolf Eichmann au cours du procès de Nuremberg
Stanislav Motl : « Oui, il y avait des témoins tchèques au procès d’Eichmann. Mais même en 1961, on savait encore peu de choses sur Eichmann. Et c’était peut-être encore plus vrai dans les pays du Bloc soviétique qu’ailleurs. J’ai retrouvé un document, que je possède encore. C’est un texte qui date de 1946 et qui était arrivé de Nuremberg, où se tenait le célèbre procès contre les dirigeants nazis. On demandait aux autorités tchécoslovaques de délivrer toute information concernant Eichmann. Celles-ci répondirent qu’elles n’avaient aucune charge contre lui et qu’il n’avait a priori commis aucun crime en Bohême-Moravie. Bien sûr, on savait qu’il avait organisé les déportations de Juifs polonais. Pourtant, si l’on avait consulté les bonnes sources, on aurait pu savoir qu’Eichmann était au centre de la Solution finale de la question juive dans l’ensemble de l‘Europe. »

« Lors de son procès, Eichmann se présente, pour sa propre défense, comme un simple exécutant qui n’aurait fait qu’obéir aux ordres. En vérité, c’était un antisémite convaincu et le véritable architecte du génocide. Dans son analyse sur la banalité du mal, Hannah Arendt s’est laissée tromper par ce subterfuge. »

Suite de cette émission, la semaine prochaine, avec le sort des Juifs tchèques pendant et après la guerre.