Emma Smetana : « J’ai un peu l’impression que je suis censée vivre en France »
Musicienne, chanteuse et journaliste née en République tchèque, Emma Smetana a vécu dans différents pays d’Europe, dont la France, où elle a grandi et étudié, avant de revenir vivre à Prague il y a une dizaine d’années. Avec son compagnon sur scène et dans la vie, Jordan Haj, elle a sorti cette année l’album « By Now ». Le 16 septembre, ils se produiront au Centre tchèque de Paris, un concert organisé à l’occasion de la présidence tchèque du Conseil de l’Union européenne.
En visite dans nos studios de Vinohrady, Emma Smetana nous a parlé de ce concert et de ce qu’il représente pour l’Européenne convaincue qu’elle est. Elle a également évoqué l’héritage musical de son père Jiří Smetana, compositeur, musicien et producteur de musique décédé en 2016, ainsi que le militantisme de sa mère, la diplomate et étudiante leader de la révolution de Velours Monika Pajerová, et le sien. Mais tout d’abord, elle est revenue sur la richesse et l’aspect formateur de son enfance et adolescence en France :
« C’est quelque chose d’extrêmement formateur, notamment à l’âge adulte, où – inconsciemment ou consciemment – la France me manque énormément. J’ai un peu l’impression que je suis censée y vivre, et je pense que cela arrivera tôt ou tard. »
Un père compositeur… et les 2Be3
« Je pense surtout à mon enfance en termes de parfums, de couleurs, de souvenirs vraiment très précoces, de premières influences musicales évidemment : les 2Be3, Patricia Kaas, Céline Dion, Lara Fabian… Tout le kitsch français des années 1990-2000. Je pense que cela m’influence pas mal aussi dans la manière de composer, et de raisonner, en termes de musique et d’influences. Cela m’a marquée très profondément, évidemment. »
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« Même si mon enfance et mes souvenirs à elle sont surtout rattachés à mon papa, qui d’ailleurs était français. Vous dites que je suis l’enfant de deux Tchèques, ce qui est vrai ; néanmoins, mon papa avait quitté la Tchécoslovaquie 20 ans avant ma naissance, et le jour de ma naissance, il était déjà très parisien. Il était directeur du Gibus, un grand club de rock, dans les années 1980-1990. Donc mon enfance et mes souvenirs de celle-ci sont très étroitement liés à ce papa qui n’est plus. Je me sens d’autant plus poussée à continuer un peu cette tradition française, que lui a entamée. »
Vous avez mentionné votre père, Jiří Smetana, qui est décédé en 2016. Il était lui aussi un homme de musique. Il nous avait même accordé une interview à Radio Prague International, en 2011.
« Ah bon ? Il était si modeste que ce genre d’informations, je ne les recevais jamais. »
Approche « un peu facho » de la musique
Jiří Smetana était compositeur, musicien, producteur. Est-ce lui qui vous a initiée à la musique ? Dans quelle mesure diriez-vous que son approche de la musique vous a influencée dans votre musique ?
« Son approche m’a découragée autant que possible, parce qu’il avait une approche de la musique un peu facho. Très radicale, dans le sens où la musique et les arts de manière générale sont réservés aux êtres exceptionnels, qui font des choses que personne n’a faites avant eux. C’est une certitude que je n’aurai jamais à propos de mon propre talent, de mon propre art, de ma musique. C’est très difficile de mesurer cela en termes objectifs, de toute façon, et parce que ma confiance en moi n’est pas énorme dans les affaires musicales. »
« Mais malheureusement, c’est ce qui me passionne le plus, donc c’est ce que je fais. Je ne sais pas ce que papa en aurait dit aujourd’hui, en 2022… Ce qui est sûr, c’est que quand j’avais 10, 12 ou 15 ans, et que j’étais plus ou moins honnête et ouverte sur mes rêves musicaux, il avait l’air très inquiet. C’est en grande partie grâce à lui que j’ai fait des études sérieuses, solides : Sciences Po Dijon et Paris, puis un deuxieme master à la Freie Universität Berlin. »
Affaires européennes… et musicales
« C’est seulement à l’issue de ces études-là, avec un double diplôme en affaires internationales et européennes, que je me suis un peu permise de revenir à ces rêves d’enfance. C’est peut-être quelque chose qui ne serait jamais advenu sans avoir rencontré Jordan, qui adorerait confirmer cela, mais il ne parle pas français, du moins pas suffisamment pour donner des interviews. »
Je précise pour nos auditeurs que vous parlez de Jordan Haj, votre partenaire sur scène et dans la vie.
« Ensemble, nous faisons des chansons et des enfants ! (rire) »
Vous avez sorti notamment l’album « By Now », en juin 2022. « By Now » est aussi le titre que vous aviez proposé pour l’Eurovision, mais qui n’a pas été sélectionné. Est-ce une très grande déception ? Ou est-ce que l’on rebondit facilement ?
« Nous avons vu les chiffres, qui sont secrets, mais qui témoignent du fait que le soutien de la part du public tchèque était colossal, donc si cela ne dépendait que d’eux, nous aurions été sélectionnés. Malheureusement, le jury international a été contre nous, le vote international a aussi préféré ‘We are Domi’, le groupe qui a finalement participé à l’Eurovision. »
Presque l’Eurovision
« Cela nous a néanmoins servi de test de popularité, au niveau national. Les règles du jeu étaient faites ainsi : le vote tchèque, c’est-à-dire du public tchèque, ne comptait que pour 25 % du vote. Mais nous cela nous a encouragés à continuer, et cela nous a aussi permis de passer deux mois en Thaïlande, chose que nous n’aurions pas pu faire si nous nous étions préparés à l’Eurovision et à la tournée internationale. »
« Nous n’avons aucun regret : cela a été une excellente expérience, et surtout cela a beaucoup aidé le single en soi, ‘By Now’. Parce qu’évidemment, on a fait beaucoup plus d’efforts en termes de promotion et d’investissements de temps. Par la suite, en janvier-février 2022, ‘By Now’ était le quatrième single le plus passé sur les ondes des radios tchèques, ce qui est absolument exceptionnel, voire presque bizarre. Aucun autre tube non-tchécophone, c’est-à-dire – dans ce cas-là – chanté en anglais et en français, n’a eu un succès comparable. Nous sommes donc très fiers, et je pense que cette expérience aussi a confirmé notre intuition de faire un album ensemble. C’est donc ce que nous avons fait dès que nous sommes rentrés de Thaïlande, et nous n’avons rien fait d’autre pendant les trois mois qui suivaient : nous sommes revenus le 3 mars, et nous avons sorti l’album ‘By Now’ le 6 juin. »
Une maman engagée
Nous avons parlé de votre père, mais nous avons oublié votre mère, ce qui n’est pas très juste…
« En termes de musique, c’est très juste : si vous entendiez ma mère chanter, vous comprendriez. Mais elle est très musicophile, passionnée de musique, et c’est cela qui compte. »
Votre mère, Monika Pajerová, est ancienne diplomate et ancienne étudiante, leader de la révolution de Velours en 1989. Vous êtes née en 1988, donc vous étiez peut-être trop petite pour vous en souvenir, mais vous emmenait-elle dans ces manifestations étudiantes ? »
« On m’a raconté… Non, c’est ma merveilleuse nounou Marcela, que j’appelais ‘Tetinka’, qui s’occupait de moi dans ces jours-là, donc j’étais très protégée. »
Avez-vous hérité d’une part de militantisme de votre mère, êtes-vous une femme engagée ?
« Mes collègues journalistes sauraient vous le dire... Et cela ne leur a pas fait énormément plaisir, ni à Nova, ni à DVTV. Sans doute n’étais-je pas la journaliste idéalement neutre, objective et non engagée qu’ils auraient souhaitée… Donc oui, il y a cet héritage que j’appelle responsabilité civique, peut-être avec des tendances légèrement activistes. »
Mariage pour tous
« Actuellement, je m’engage pour le mariage pour tous. Je trouve que c’est une évidence, et que c’est un peu une honte qu’on en parle toujours en 2022, surtout dans un pays majoritairement non croyant. Le côté religieux et les autres prétextes qui se mêlent à la question me semblent absolument ridicules, et embarrassants, pour un pays d’Europe centrale. »
« Oui, j’ai tendance à m’engager, mais ces deux dernières années, je suis suffisamment égoïste pour me concentrer surtout sur mon propre bien personnel, qui réside en mes enfants, ma relation et ma musique. Je dirais donc que je devrais m’engager beaucoup plus, mais le temps ne me le permet pas, ou pas suffisamment. Depuis deux ans environ, j’accorde surtout ce temps à mes proches, mais je suppose que cela changera dans un avenir proche ou lointain. »
Sans Paris
L’un des titres de votre album « What I’ve done », sorti en 2016, est intitulé « Sans Paris ». Quelle est l’histoire de cette chanson ?
« L’histoire derrière cette chanson est assise à côté de moi ! C’est l’histoire de ma rencontre avec Jordan, qui a abrégé mon séjour en France, parce que nous nous sommes rencontrés entre ma deuxième et ma troisième année d’études supérieures. Ainsi, au lieu de passer deux ans à Paris en master, j’y ai fait la première année, puis j’ai fait la seconde année à Berlin, parce qu’il existe un excellent programme de double diplôme entre Sciences Po et l´institut Otto Suhr à la Freie Universität Berlin… J’étais très motivée pour me rapprocher géographiquement de Prague ! Nous avons vécu deux ans et demi de relation à distance : un enfer. Et depuis, mon retour à Prague, qui fait que je suis ‘sans Paris’ depuis onze ans. C’est de cela que parle cette chanson. »
Concert au Centre tchèque
Mais vous retournerez bientôt à Paris, en visite au moins, à l’occasion d’un concert spécial que vous donnerez le 16 septembre au Centre tchèque de Paris, à l’occasion de la présidence tchèque du Conseil de l’UE. Comment est née l’idée d’un tel concert ?
« Le directeur du Centre tchèque de Paris m’a écrit au début de cette année. J’en étais très heureuse ; car c’est un rêve qui se réalise. Je ne sais pas vraiment comment je m’en serais chargée moi-même, par où je serais passée pour nous exporter à Paris. Je ne saurais pas trop où commencer… Nous sommes extrêmement fiers, et honorés, de pouvoir donner ce concert, notamment dans le contexte de la présidence tchèque du Conseil de l’UE. Cela m’émeut un peu, puisqu’il y a 13 ans, lors de la première présidence tchèque de ce Conseil, j’étais la main droite du porte-parole du gouvernement tchèque, chargée de la communication avec les journalistes non tchèques. Cela a été un moment assez important pour moi dans ma carrière professionnelle, mais aussi sur un plan intellectuel. »
Paris, une seconde maison
« Cette année, j’ai également pensé qu’il serait idéal de faire une tournée européenne à l’occasion la présidence de cette magnifique alliance politique. En même temps, la paresse et l’incapacité de structurer quelque chose qui donnerait un sens global à une tournée comme celle-là, m’ont empêchée d’en tracer un cadre. Mais Paris, c’est un excellent début, évidemment ! Paris est ma seconde maison ; j’y suis souvent triste de croiser dans les rues des gens qui ne connaissent aucune de mes chansons. A chaque fois, je me dis : ‘Vous, la prochaine fois que vous allumerez la radio, j’aimerais bien que vous entendiez ce qu’on fait’. Mais c’est compliqué d’exporter de la musique de nos jours. Ça paraît absurde, parce qu’on a Internet et que le monde est mondialisé d’une telle façon qu’en théorie, il n’y a plus ni limites, ni frontières, ni barrières, mais dans les faits, il y en a pas mal. Et la majorité sont dans nos têtes. »