« En Europe centrale, on n'a pas confiance dans le modèle occidental de société multiculturelle »

Foto: Europäische Kommission

D’un côté les pays de l’Ouest de l’Europe – qui revoient à la hausse le nombre de réfugiés qu’ils sont prêts à accueillir – et de l’autre les pays d’Europe centrale et orientale, beaucoup plus réticents à accorder le droit d’asile aux nouveaux arrivants : la crise migratoire semble clairement diviser les 28 selon leur emplacement géographique et leur histoire propre des deux côtés du rideau de fer. La République tchèque préside actuellement le groupe des quatre pays d’Europe centrale, le groupe de Visegrád, qui ne veut pas entendre parler des quotas de réfugiés proposés par la Commission européenne. Pour parler de ce sujet qui va faire l’actualité pendant longtemps encore, Radio Prague a joint par téléphone le politologue Jacques Rupnik, spécialiste de l’Europe centrale.

Jacques Rupnik,  photo: ČT24
On a l’impression qu’on n’a jamais autant entendu parler du groupe de Visegrád que depuis la crise migratoire. Qu’est-ce qui fait qu’on sent une réelle union tout à coup ?

« Parce que ces pays du groupe créé à l’initiative du président Havel au début des années 1990, qui ont connu des orientations différentes et parfois divergentes, semblent converger dans leur position politique au sein de l’UE sur la question des migrations. Ils adoptent en gros la même position, avec le refus des quotas et une demande d’application plus ferme et rigoureuse des accords de Schengen. Donc ils sont dans une posture qui est en décalage par rapport à ce que l’on voit en Europe occidentale et particulièrement chez les voisins allemand et autrichien. »

D’ailleurs le ton est monté récemment avec des responsables allemands et autrichiens qui ont évoqué de potentielles baisses de subventions européennes pour ces pays qui ne se montreraient pas assez solidaires…

« Oui, évidemment c’est un moyen de pression que pensent utiliser l’Allemagne et l’Autriche pour un peu rappeler à ces pays que la solidarité n’est pas à sens unique. Ils ont été les grands bénéficiaires de la solidarité européenne, y compris budgétaire. Je rappelle que dans la période budgétaire actuelle la Pologne obtient plus de 100 milliards d’euros et les aides européennes représentent 3% du PNB hongrois. Je ne sais pas si les pays en question vont réagir à de telles pressions – ils considèreront sans doute cela comme une forme de chantage et je crois que ça peut, au contraire, les braquer. »

C’est ce qu’a d’ailleurs laissé entendre le Premier ministre tchèque Bohuslav Sobotka qui a dit qu’un tel chantage n’était pas possible. Les pays du groupe de Visegrád semblent faire bloc sur cette question. Dans le passé divisés, avec notamment des différends de nature historique entre Slovaques et Hongrois, Robert Fico et Viktor Orban se sont là montrés particulièrement soudés... Comment l’expliquer ?

Photo illustrative: Commission européenne
« Je pense qu’ils sont unis parce que tous ces pays d’Europe centrale partagent la même crainte face à la vague migratoire. Cela s’explique par des raisons qui tiennent à leur passé communiste – pendant 45 ans ils ont été des régimes de la fermeture et le rideau de fer empêchait la circulation des populations – et depuis 1989 ils ont connu une grande mobilité à l’intérieur de l’Europe mais n’ont pas connu, eux, de vagues migratoires venant du Sud comme les pays d’Europe occidentale. Ils ont donc connu un développement différent et ne sont pas prêt pour un accueil massif de réfugiés qu’ils considèrent comme déstabilisant. Ils n’ont pas confiance dans le modèle occidental d’une société multiculturelle. Ils regardent ce qui se passe en Europe de l’Ouest et ont plutôt une aversion envers cela. Voilà des positions qui peuvent unir des gouvernements aussi différents que celui de la droite nationaliste hongroise de Viktor Orban ou du social-démocrate slovaque Robert Fico. »

Ce soutien des trois autres à Viktor Orban vous a-t-il surpris ?

Bohuslav Sobotka et Viktor Orbán,  photo: ČTK
« Non, parce qu’en fait ces pays ont été très prudents, pour ne pas dire timorés, dans leurs critiques ou réserves exprimées par rapport à la politique menée par Orban depuis son arrivée au pouvoir en 2010. Les atteintes à la liberté de la presse, les entorses à la séparation des pouvoirs, le ménage dans le système judiciaire : tout ce qui a été critiqué dans la presse occidentale ou même par la Commission européenne a été observé avec une certaine indulgence dans les autres pays du groupe de Visegrád. Pas forcément parce qu’ils étaient en adoration devant la politique d’Orban mais parce qu’ils n’aiment pas que des pays plus grands au sein de l’UE fassent des remontrances à des plus petits. Il y a un réflexe de solidarité, aussi peut-être parce que les uns et les autres se disent que des critiques adressées à Orban pourraient leur être adressées à leur tour un jour. Il y a là comme un devoir de réserve qu’appliquent avec plus ou moins d’enthousiasme ces pays du V4. Je pense que si les élections polonaises devaient amener au pouvoir le parti PIS de M. Kaczynski – ce qui est une possibilité selon les sondages -, on verrait non seulement une prudence diplomatique mais même peut-être une convergence entre gouvernements polonais et hongrois sur ces politiques que beaucoup en Europe occidentale jugent contraires à l’Etat de droit ou à la démocratie libérale. Il faut souligner que le Premier ministre hongrois se dit lui-même hostile à l’idée de démocratie libérale. Il a publié l’année dernière un texte qui allait dans ce sens-là en proposant un autre concept de démocratie, la démocratie du peuple souverain, et avec la majorité des deux tiers au Parlement il dit ne pas avoir à se plier devant une instance non élue, comme le Conseil constitutionnel ou la banque centrale. Bref, toutes ces instances qui dans les démocraties libérales sont censées être indépendantes du pouvoir politique. »

Et Viktor Orban tient aussi régulièrement des discours hostiles à l’Islam, en tout cas il affirme que les Hongrois ne veulent pas accueillir de musulmans en Hongrie. Il a été imité par le Premier ministre slovaque, qui a fait savoir que la Slovaquie serait prête à accueillir des Syriens mais seulement des Syriens chrétiens. En République tchèque, il y a des pétitions anti-immigration, lancées notamment par l’ancien président Klaus et soutenue par l’actuel chef de l’Etat, Milos Zeman…

Des migrants à Budapest,  Hongrie,  photo: ČTK
« Oui, il y a cette grande crainte devant l’inconnu. Parce que finalement cette peur de l’Islam est nourrie par deux choses. Par ce qu’ils observent en Europe occidentale, où des banlieues sont devenues des ghettos avec des femmes voilées et par ce qu’ils voient de la montée du risque terroriste avec encore récemment l’attentat dans le Thalys. Il y a donc un raccourci qui est fait entre l’immigration de pays musulmans et échec de l’intégration, voire menace terroriste. Ce raccourci qui est fait en Europe centrale semble être accepté en Europe centrale par les élites politiques et est évidemment en décalage complet avec ce que font et disent les pays d’Europe occidentale où il y a déjà une importante population musulmane. Je dis parfois aux Tchèques ‘Vous êtes inquiets parce qu’il y a cinq mille musulmans chez vous ; moi je vis en France où il y en a cinq millions donc il faut relativiser'. »