Jacques Derrida, le critique des présupposés de la parole et... des régimes totalitaires

Jacques Derrida, photo: CTK

Paul Ricoeur, Roland Brunet, Jacques Derrida... Les plus connus d'une trentaine de philosophes français qui ont eu le courage de franchir, à plusieurs reprises, le Rideau de fer, pour soutenir leurs collègues tchécoslovaques. Parmi eux, Jacques Derrida avait, peut-être, le plus d'attaches professionnelles et personnelles à Prague. Deux jours après sa disparition, ses amis et admirateurs tchèques se souviennent...

Jacques Derrida,  photo: CTK
"Il dévoile l'incertitude là où l'on est habitué à voir une base inébranlable. Il nous apprend à accepter que dans notre monde, nous ne pouvons jamais nous sentir vraiment chez nous : nous vivons toujours, d'une certaine manière, en exil, nous poursuivons un chemin qui ne se termine jamais", disait de Jacques Derrida Miroslav Petricek, maître de conférences à l'Université Charles. Si sa théorie de "déconstruction" a trouvé, contrairement à la France ou aux Etats-Unis, relativement peu de partisans sur le sol tchèque, Jacques Derrida a laissé, à Prague, une trace inaltérable. Marié à une Tchèque, il fut très engagé dans l'aide morale et spirituelle aux dissidents. Le philosophe Ladislav Hejdanek, figure de proue d'une sorte d'université clandestine de l'époque, se souvient...

"J'ai eu l'unique opportunité de connaître personnellement Jacques Derrida. A notre première rencontre, j'ai remarqué que c'était quelqu'un de très amical et d'ouvert et, surtout, j'appréciais son intérêt pour la situation dans notre pays. Mais non seulement le sien, l'intérêt de toute la communauté de philosophes français. En fait, des liens avec nos collègues occidentaux se sont tissés dans les années 70. De crainte de voir la vie intellectuelle tchèque complètement étouffée, nous sommes entrés en contact d'abord avec des universitaires britanniques, ensuite avec les Français. Ils venaient à Prague donner, en secret, des conférences et nous apportaient de la littérature philosophique. Tel était aussi l'objectif de l'association franco-tchèque Jan Hus, présidée justement par Derrida. Finalement, les Français étaient les plus nombreux de tous les philosophes européens à venir à Prague. Cette complicité est devenue encore plus forte après le grand émoi suscité par l'arrestation de Derrida, par la police communiste."

Le grand émoi, évidemment : en 1981, la police glisse au chef de fil de la philosophie post-moderniste un sachet de farine, pour le mettre ensuite en détention provisoire, en tant que trafiquant de drogue. Trois jours après, suite à l'intervention du nouveau Président français François Mitterrand, Derrida est libéré. Ladislav Hejdanek :

"Lorsque le train Prague-Paris a franchi la frontière, une trentaine de journalistes s'est tout de suite ruée sur Derrida. Arrivé à Paris, il a raconté cette grande aventure à ses étudiants. D'ailleurs, il existe, en France, un enregistrement de cette conférence exceptionnelle."

Une expérience qui n'a découragé ni Derrida, ni ses collègues de leurs futurs séjours à Prague opprimé et libre.

Auteur: Magdalena Segertová
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