Jan Ladislav Dussek, itinéraire d’un compositeur tchèque béni des muses dans la tourmente de la fin du XVIIIe siècle (I)

Jan Ladislav Dussek par Henri-Pierre Danloux, 1795, photo: public domain

Contemporain de Mozart, de Haydn et de Beethoven, le compositeur tchèque Jan Ladislav Dussek (ou Dusík, dans sa graphie d’origine) est quelque peu oublié de l’histoire de la musique. N’étaient des musicologues passionnés par la musique de ce pianiste de renom en son temps, qui fut le professeur de piano de la reine Marie Antoinette et termina sa vie à Paris, au service de Talleyrand, le célèbre ministre de Napoléon. Citoyen européen avant l’heure, il a sillonné le continent, au gré des tournées, des emplois et des remous de l’histoire agitée de la fin du XVIIIe siècle. Au micro de RPI, le musicologue français Jean-Pierre Bartoli, professeur à la Sorbonne, est revenu sur le parcours aventureux de Jan Ladislav Dussek, né à Čáslav en Bohême centrale (1760- 1812), dans une famille de musiciens. Un milieu qui le prédestinait au même art, le talent en plus.

Jan Ladislav Dussek par Henri-Pierre Danloux,  1795,  photo: public domain

« C’est tout à fait typique de ces grandes familles de musiciens. A un moment donné apparaît une personnalité qui est beaucoup plus impressionnante, beaucoup plus douée que les autres, qui fait une carrière fulgurante et exceptionnelle à son époque. Son père était en effet musicien. Jan Ladislav Dussek a donc appris la musique dans son milieu familial. »

« Il faut dire aussi qu’à cette époque, la Bohême, comme le disait Charles Burney, était le ‘Conservatoire de l’Europe’. C’était un endroit où l’éducation musicale était exceptionnelle dans cette Europe de la fin du XVIIIe siècle. Tout prédisposait ce jeune musicien très doué à faire une splendide carrière. Tout d’abord en tant que pianiste, c’est-à-dire comme promoteur de ce nouvel instrument qu’est le piano forte à cette époque. »

Jan Ladislav Dussek était pianiste, mais la harpe est un instrument également très présent dans son histoire personnelle : sa mère était harpiste, son épouse était harpise et sa fille sera harpiste également. Il compose également des œuvres pour harpe…

Jan Ladislav Dussek en 1800,  photo: public domain
« Oui, il faut comprendre que c’est tout à fait lié à cette époque-là. On est en plein dans l’essor du mouvement romantique. Le romantisme commence au milieu du XVIIIe siècle et va se développer jusqu’au XIXe siècle. On est dans cette montée esthétique très typique. Dans ce cadre-là, on cherche, parmi les instruments à cordes, ceux qui sont le plus aptes à traduire l’émotion immédiate, le plus directement depuis le geste et l’expression du corps. Par rapport au clavecin, le piano forte, malgré cette mécanique tout à fait complexe, permet de traduire des mouvements de l’âme par des gestes, par l’expressivité du jeu : on peut jouer plus ou moins fort, réaliser des phrasés particuliers… Il se trouve que la harpe a aussi ce pouvoir-là, et même plus puisque l’on joue directement des doigts sur les cordes. A cette époque-là la harpe est donc très privilégiée, autant que le piano forte. »

« N’oublions pas que Marie Antoinette jouait de la harpe à Versailles, et Dussek a été son professeur de piano forte entre 1786 et 1789. On a donc vraiment une communauté d’esprit entre le piano forte et la harpe. Effectivement Dussek avait une mère harpiste et a épousé une célèbre harpiste en Angleterre. Au moment où il fuit la Révolution française en 1789, il se retrouve à Londres où il rencontre Sophia Corri et va composer plusieurs œuvres pour son épouse. »

Dussek a une vie complètement aventureuse. Il sillonne l’Europe, on le retrouve en Russie, en pays germaniques. Il rencontre toutes les grandes personnalités de son temps. On est étonné de voir combien il voyage, circule toute sa vie sans jamais se fixer réellement quelque part, ou si oui, son séjour est toujours bousculé à un moment donné…

Source: public domain
« Oui, on devrait faire un film sur Dussek ! Il y a tous les éléments pour en faire un film d’aventure en costumes, un film romanesque. Il y a d’ailleurs des affaires complexes : il a manqué de peu de finir en prison à Saint Pétersbourg pour des histoires sentimentales. De même qu’en Angleterre, il finira par fuir Londres après avoir fait faillite. Il avait monté auparavant une maison d’édition avec son beau-père. Pour éviter de se retrouver en prison, il traverse la Manche et se retrouve en Allemagne. Il a une vie extrêmement agitée et étonnante. Il abandonne sa famille, mais il faut dire que son épouse était visiblement infidèle. Bref, il y a tout pour faire un très beau scénario. »

« Au-delà de cela, il rencontre aussi des personnalités fascinantes. Lorsqu’il est en Allemagne, il rencontre Louis Ferdinand de Prusse qui est un aristocrate et un personnage politique important, mais aussi un excellent pianiste. Il se met au service de Louis Ferdinand de Prusse et ils improvisent à deux, pendant de longues soirées, des pièces, chacun sur un piano. Dussek était en effet un grand improvisateur. Quant à Louis Ferdinand de Prusse, tout monarque qu’il était, il était aussi un remarquable pianiste. Louis Ferdinand de Prusse va mourir pendant une bataille contre les armées napoléoniennes, ce qui va rendre Dussek très malheureux, sans compter qu’il se retrouve sans employeur. Qu’à cela ne tienne, Dussek repart vers la France, se retrouve à Paris et se met au service du prince Talleyrand, le fameux ministre des Affaires étrangères de Napoléon. Après avoir vécu du côté allié contre Napoléon, il vit très proche du pouvoir napoléonien… »

On le voit avec le destin de Mozart notamment : il est souvent difficile pour les musiciens de cette époque de vivre de leur art. Il y a évidemment le mécénat, mais dans le cas de Dussek, il perd son mécène prussien. Quels sont les débouchés, pour utiliser un mot moderne, pour les musiciens de cette époque ?

Photo: Brilliant Classics
« Il faut se remettre dans l’esprit de l’époque. Evidemment, on fait toujours le récit de Mozart souffrant énormément de son employeur, essayant de vivre en stricte indépendance en anticipant sur un grand succès de carrière pour vivre uniquement de la musique de théâtre. En fait, c’est exceptionnel : ce qu’ambitionnait Mozart, c’était ce que certains à son époque parvenait à atteindre. C’était le cas de Christoph Wilibald Gluck qui, lui, a une vie extrêmement aisée et quasiment libre, car il est devenu un des plus grands compositeurs d’opéra de son époque, et reconnu comme tel. Mozart a cette ambition. Il est fort probable que s’il n’était pas tombé malade, il aurait fini par obtenir un statut de ce type. Beaucoup de musiciens sont effectivement employés dans des familles prestigieuses, de l’aristocratie ou de la très haute bourgeoisie. Mais pour beaucoup d’entre eux c’est un excellent destin car même si on est en livrée, comme l’était Haydn, donc considéré comme un serviteur, on peut avoir une vie extrêmement agréable. Je pense que Haydn ne souffrait pas à ce point de sa condition, même si par moments les choses ne sont pas si faciles. »

Le prince Talleyrand
« Le cas de Dussek est, de ce point de vue, tout à fait représentatif de quelqu’un qui se met au service de certaines familles mais qui, en même temps, à des périodes plus aventureuses de voyages, de tournées, au cours desquelles ils prennent un risque financier absolument énorme. Mais quand on se retrouve dans une grande famille et qu’on y est bien traité, je pense que cette condition est considérée, à l’époque, comme quelque d’assez enviable. Quand Dussek arrive à Paris et est employé par Talleyrand, il est envié par beaucoup d’autres musiciens parisiens. S’il a obtenu ce poste, c’est parce qu’il jouit d’un prestige européen. Ce qu’on a oublié, c’est que Dussek était un pianiste connu, reconnu, dont on parlait dans la presse et dont on suivait le parcours. C’était un musicien qui jouissait d’un grand prestige à son époque. »

(Suite et fin de cet entretien la semaine prochaine)