Jan Ladislav Dussek, itinéraire d’un compositeur tchèque béni des muses dans la tourmente de la fin du XVIIIe siècle (II)
Contemporain de Mozart, de Haydn et de Beethoven, le compositeur tchèque Jan Ladislav Dussek (ou Dusík, dans sa graphie d’origine) est quelque peu oublié de l’histoire de la musique. Mais le regain d’intérêt pour le jeu sur instruments anciens remet, entre autres, au goût du jour la musique de ce pianiste de grande renommée en son temps. L’intérêt de certains musicologues y est aussi pour beaucoup, comme c’est le cas de Jean-Pierre Bartoli, professeur à la Sorbonne. Né à Čáslav en Bohême centrale, Jan Ladislav Dussek (1760- 1812) a baigné dans la musique dès son plus jeune âge. Après avoir évoqué une partie de son parcours à travers l’Europe de la fin du XVIIIe siècle, période troublée s’il en est, Jean-Pierre Bartoli a évoqué le style de Dussek et son apport à la musique classique en général.
« C’est très intéressant car comme il a parcouru l’Europe, Dussek s’est imprégné d’un peu tous les styles. Il naît dans un environnement esthétique qui est plus proche de Vienne que de Paris ou Londres, du fait de ses origines. Ensuite, il part à La Haye, puis en Russie. Entre temps, il séjourne à Hambourg où il rencontre Carl Philipp Emanuel Bach, le deuxième fils de Jean Sébastien Bach et qui est le Bach le plus connu de son temps, bien plus que son père ! C’est un remarquable joueur de piano forte et de clavicordes. Là, Dussek apprend le style de jeu et la composition de l’école de l’Allemagne du Nord. Après la Russie, il arrive à Paris où il apprend le style parisien. A cause de la Révolution française, il se retrouve à Londres où il acquiert la technique de composition et de jeu des instruments de piano qui sont formidables à l’époque. Cette école londonienne est très proche de l’école parisienne. C’est un style de piano très différent de celui que l’on cultive en Allemagne ou à Vienne. Ensuite il repartira en Allemagne. »
« Dussek est donc quelqu’un qui prend connaissances de tous les styles de l’Europe et qui en fait une sorte de synthèse très originale à son époque. Il est célébré comme un pianiste virtuose mais aussi pour son jeu très expressif. On apprécie énormément une technique que l’on trouve alors très moderne. Il anticipe de ce point de vue sur des compositeurs plus jeunes que lui. Lui qui est un contemporain de Mozart, puisqu’il est né quatre ans après lui, sa technique de piano et de composition pour le piano est très moderne et anticipe sur la musique de Beethoven et de Schubert. Il est tourné vers l’avenir du piano romantique, bien plus que ne l’est Mozart. Ça, c’est très original, c’est une des choses les plus originales à repérer dans sa musique pour piano : il est en avance sur son temps… »
Puisque Dussek était en avance sur son temps, comment expliquer qu’il ait été quelque peu oublié de l’histoire de la musique ?
« Eh oui… Il y a en effet des musiciens qui sont en avance sur leur temps et qui ne sont pas complètement géniaux et souverains que peuvent l’être Beethoven ou Schubert. Il y a une part de sa musique qui est peut-être moins intéressante. Il y a néanmoins dans son catalogue un nombre vraiment très important de sonates ou de concertos pour piano qui sont des œuvres qui valent le coup d’être écoutées et qui sont d’un niveau équivalent à des œuvres de Beethoven, Schubert ou Mozart. » « Mais il y a aussi autre chose : lorsque l’histoire de la musique s’est construite au XIXe siècle, lorsqu’on a commencé à repérer les grands pianistes, Dussek a été un peu éclipsé par le prestige de Beethoven dont on parle justement beaucoup cette année puisqu’on célèbre son anniversaire. On voit clairement que les musiciens des générations 1830, 1840 ont eu un peu tendance à oublier l’apport de Dussek et rejouer beaucoup plus la musique de Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert. Il a souffert en quelque sorte de cette construction historique. C’est très intéressant de voir qu’aujourd’hui, qu’à la faveur des instruments anciens, puisqu’on se met à jouer de la musique de piano forte avec des pianos de l’époque, on redécouvre la musique de Dussek car elle sonne admirablement sur ces instruments-là. »J’ai lu que Dussek aurait été le premier à placer le piano de telle sorte que le pianiste soit visible de profil par le public. Est-ce correct ? On l’attribue à Liszt, mais il s’agirait en réalité de Dussek ?
« Tout à fait. Il y a beaucoup de choses qu’on attribue à Liszt et qui souvent sont en réalité antérieures. C’est le cas pour Dussek. Il est le premier à avoir eu l’idée de mettre le piano le long de la scène, comme on le voit aujourd’hui, avec la queue du piano à droite et le pianiste à gauche. Auparavant, soit le pianiste tournait le dos au public et jouait avec des musiciens placés autour de lui dans le cas des concertos. Soit il se mettait en face : le visage du pianiste était face au public, et la queue du piano tournée vers le public aussi. C’est Dussek qui a eu l’idée de montrer les mains au public, en mettant le piano en parallèle avec le bord de la scène. »« Il est aussi réputé pour avoir une utilisation de la pédale qui était, pour l’époque, très moderne. Il utilisait les deux pédales de façon plus constante qu’auparavant. Mozart, son contemporain, ne faisait pas cela du tout. Mozart employait la pédale ou des genouillères, uniquement par quelques petits instants. Alors que Dussek, comme le feront tous les pianistes du XIXe siècle après lui, utilise beaucoup plus la pédale. Comme le fera Liszt qui hérite des apports de Dussek pour la technique du piano forte. »
On le disait, Dussek a été quelque peu oublié de l’histoire de la musique. Mais vous, et quelques autres musicologues, êtes de ceux qui rappellent son existence, son héritage. Vous avez d’ailleurs participé à un ouvrage collectif qui lui a été consacré il y a quelques années. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ce compositeur ?
« Je connaissais le nom de Dussek car quand j’étais petit et que j’apprenais le piano, il y avait quelques petites pièces faciles qui sont restées dans le répertoire qu’on enseigne dans les écoles de musique, dans les conservatoires, qu’on trouve dans les méthodes… Son nom m’était donc familier. Un jour, alors que j’étais étudiant à l’université, un camarade m’a dit qu’il était tombé sur une partition, une sonate de Dussek, appelée Le retour à Paris. Je me souviens que nous l’avons déchiffrée alternativement et, ça a été un choc ! Moi qui croyais que c’était un petit compositeur, un épigone de Haydn ou de certains musiciens de cette époque, qui écrivait une petite musique très classique, je découvre un flot romantique, un lyrisme incroyable et une technique de piano moderne… »« A ce moment-là, je me suis mis à déchiffrer Dussek. A l’époque peu de personnes enregistraient des œuvres de Dussek, à part quelques pianistes tchèques dont j’ai quelques 33 tours, et peu de personnes le jouaient. Maintenant, ça revient progressivement, notamment grâce aux musiciens qui jouent sur des instruments anciens. Mais mon contact, c’est vraiment par le déchiffrage des partitions : comme il y avait très peu de disques et qu’on ne l’entendait jamais au concert, c’est par hasard que j’ai découvert la musique de Dussek et je me suis passionné pour elle. »