Jana Orlová, une observatrice désabusée de la tension masculin-féminin
« Je suis trop étroite pour les morts et trop glissante pour les vivants », dit la poétesse Jana Orlová. Cette auteure née en 1986 fait éclater dans ses vers avec une sincérité choquante le langage du corps et jette une lumière crue sur les recoins secrets de l’âme et la sensualité féminines. Son dernier recueil, intitulé Újedě (Les Appâts), est sorti aux éditions Větrné mlýny.
Le piège des vers
Le titre du recueil Újedě est incompréhensible pour la majorité des lecteurs. Jana Orlová a emprunté le mot « újeď » à l’argot des chasseurs qui désignent par ce terme un morceau de nourriture qui sert à attirer dans un piège les animaux sauvages. Nous pourrions en déduire que le lecteur de cette poésie est considéré par l’auteur comme une espèce de gibier qui est tombé dans les pièges de ses vers. Mais ce n’est évidemment qu’une des interprétations possibles de la signification du titre de ce recueil. Le lecteur est tenté d’y voir une confession autobiographique de la poétesse mais Jana Orlová refuse d’être identifiée avec le principal personnage féminin de sa poésie :« Parmi les thèmes de ce recueil, il y a certainement la tension masculin-féminin. Le recueil est très érotique et touche des thèmes extrêmes, et en même temps il est cynique et laconique. […] Je pense qu’il s’agit des thèmes essentiels. Mais je voudrais dire aussi que dans ce genre de poésie, le sujet lyrique est souvent confondu avec la personnalité de l’auteur. Il faut pourtant faire la différence. On ne doit pas lire mon recueil comme une autobiographie. […] La différence entre moi et le sujet de mon livre est essentielle. La poésie se nourrit dans la vie mais elle procède aussi à une transformation, à une intensification du vécu. C’est un travail artistique et non pas un journal intime. »
Les langages du corps
La poésie de Jana Orlová est une zone de liberté où il n’y a pas de tabous moraux et sexuels et où on peut avouer aussi des choses inavouables. Mais cette liberté, cette sincérité impitoyable qui touche parfois au cynisme peut être blessante car elle ne ménage ni l’auteur ni le lecteur. « Je suis une étrangère dans ma vie », dit Jana Orlová et le lecteur a parfois l’impression que l’auteur jette sur le monde, sur la vie et sur les rapports intimes entre l’homme et la femme un regard distant dont l’objectivité froide est quasi inhumaine. Nous sommes bien loin ici de la poésie lyrique du passé avec ses tendances à embellir la vie et à exalter les élans de l’âme. Jana Orlová semble abhorrer la sentimentalité. Elle ne parle pas de l’âme mais du corps :« J’aime le corps. La vie est une expérience physique. C’est mon deuxième recueil, dans le premier je ne me suis occupé que très peu du corps. Cela me semble donc être un des angles de vue possibles. J’ai réfléchi pendant longtemps sur la sexualité. Souvent les femmes-écrivains traitent ce thème d’une façon gênante. Pendant longtemps, j’ai cherché comment le faire autrement et voilà le résultat. Je ne sais pas si j’ai réussi ou non. En tous cas c’est un essai. Je ne dirais pas que mes poèmes sont une création féministe. Ils expriment le regard d’une femme parce que je suis une femme. Si j’étais un homme, je parlerais aussi de mon corps, mais ce serait différent, parce que mes sensations seraient différentes. »
Sobriété des sentiments, sobriété de style
Selon Jana Orlová, le corps, la sexualité et d’autres thèmes intimes comme les règles sont des sujets fréquents dans les œuvres des femmes-écrivains mais ces auteures s’embourbent dans ces thèmes sur le plan émotionnel et sentimental d’une façon déplorable. Quant à elle, elle traite ces thèmes d’une façon laconique, désabusée et sans condescendance. « Je fais du commerce, j’échange des sentiments, des sentiments pour des orgasmes, une façon d’être bien particulière », écrit-elle dans un de ses poèmes. Cette sobriété des sentiments se reflète aussi dans la sobriété du style de Jana Orlová et dans le laconisme de son langage. Souvent ces poèmes n’ont que quatre ou cinq vers et ressemblent plutôt à des épigrammes :
« Je fais du commerce, j’échange des sentiments, des sentiments pour des orgasmes, une façon d’être bien particulière »
« Ma poétique est basée sur l’économie des moyens. J’ai été inspirée aussi par l’esthétique du zen qui reste mon moyen d’expression mais à la différence de mon premier recueil elle a évolué de la spiritualité à la sensualité. Il y a sans doute aussi une influence de l’underground tchèque, surtout celle de l’écrivaine Jana Černá. Inutile de cacher ces sources d’inspiration parce que chacun peut les reconnaître dans ma poésie. Mon deuxième recueil marie le zen et l’underground et élimine dans une grande mesure le langage métaphorique. »
La poésie et la performance
Parmi les artistes qui ont laissé leur empreinte dans l’art et la vie de cette poétesse, il y a des grandes figures de la littérature comme Gertrude Stein ou Vladimír Holan, mais aussi Toyen, peintre et muse des surréalistes. Les activités de l’artiste polyvalente qu’est Jana Orlová dépassent d’ailleurs largement les limites de la poésie. Elle s’adonne aussi à la performance artistique, à l’art conceptuel. Tandis que dans ses textes elle dénude les rapports intimes entre la femme et l’homme, dans ses performances publiques, elle dénude parfois son corps qu’elle utilise comme un objet d’art et aussi comme un objet de provocation. « J’ai réalisé récemment que je suis dans une certaine mesure exhibitionniste bien que j’aie toujours répondu à cette question en disant que je ne l’étais pas », a-t-elle déclaré. Par ses productions conceptuelles, elle cherche à exprimer les choses inexprimables par l’écriture :
« Ce sont des mondes séparés notamment en ce qui concerne la perception par le public. Quand j’ai essayé de lier les performances et les lectures publiques, cela s’est soldé par un échec. Les lectures publiques sont fréquentées par des lecteurs de poésie qui ne sont pas habitués à la création conceptuelle. Et vice-versa, quand j’ai essayé de lire mes poèmes à des amateurs des arts plastiques, je me suis heurtée à l’incompréhension parce que ce sont des gens orientés sur la perception visuelle. Chez nous, ces deux disciplines sont donc considérées comme incompatibles. La performance est pour moi une poésie vivante. Le texte, vous pouvez l’écrire n’importe où et n’importe quand, mais pour ce qui est de l’action vivante, il vaut mieux ne la réaliser qu’à des occasions opportunes. »Jana Orlová reste donc une artiste tiraillée entre la littérature et l’art conceptuel, entre l’expression littéraire et une forme très spéciale des arts plastiques. Sa poésie reflète d’une façon originale la polarité entre la femme et l’homme, ces deux univers qui s’attirent et se repoussent, qui cherchent à se souder dans l’acte sexuel mais qui se heurtent parfois douloureusement l’un contre l’autre. La poétesse explore avec sang-froid ce dédale des rapports entre les deux sexes et résume ses observations dans de courts poèmes qui semblent au premier abord insolents et cyniques. Mais le lecteur attentif découvre, sous cette apparence objective, souveraine et froide, comme des fissures par lesquelles transpercent des sensations plus profondes, des signes quasi insaisissables de doute, de détresse, de désespoir et de tendresse. Et c’est peut-être la valeur principale de cette poésie.