« Je pensais que tous les Tchèques étaient des dissidents »
Notre émission spéciale à l’occasion de la fête nationale tchèque vous propose de découvrir une histoire de courage de gens ordinaires, sous le régime communiste tchécoslovaque. Au début des années 1980, une jeune Française a fait le lien entre la communauté en exil en France et les dissidents en Tchécoslovaquie. Elle a également réussi à faire s’échapper du pays un jeune musicien de l’underground tchèque, dans un scénario digne d’un film d’espionnage. C’est cette histoire que Radio Prague Int. vous raconte aujourd’hui.
Carole Paris, bonjour. Hasard du calendrier, nous enregistrons cet entretien le jour anniversaire de l’invasion soviétique de 1968, nous sommes le 20 août. C’est assez symbolique même si l’histoire que l’on va raconter n’est pas liée à 1968 mais s’est déroulée plus tard après. Mais la normalisation des années 1970 et 1980 découle de cette invasion. Nous allons raconter la jeunesse tchécoslovaque qui a été empêchée de vivre, de créer dans les milieux artistiques. C’est aussi la jeunesse de la dissidence, de la Charte 77 avec Václav Havel mais pas seulement. Mais avant de parler de tout cela, revenons sur votre lien avec la Tchécoslovaquie : comment une jeune femme française s’est-elle retrouvée à s’intéresser à la Tchécoslovaquie au tournant des années 1980 ?
« A quinze ans, j’ai commencé à apprendre le russe tout à fait par hasard, en plus de l’anglais et de l’allemand. L’Est m’intéressait de plus en plus. J’ai vécu un an en Allemagne quand j’étais étudiante et j’avais une amie avec qui je parlais beaucoup de la Tchécoslovaquie. Cette dernière était en contact avec Pavel Tigrid. »
Pavel Tigrid, grande figure de l’émigration tchécoslovaque en France et aux Etats-Unis. Il a vécu en exil la majorité de sa vie et il a créé la revue Svědectví (Témoignage) à Paris.
« Pour la première fois, j’ai voyagé avec des étudiants allemands et je suis entrée en Tchécoslovaquie avec beaucoup de littérature interdite à l’époque. Les premières personnes que j’ai connues dans ce pays étaient des chartistes. C’était donc une entrée en matière un peu particulière. Pendant longtemps, j’ai été assez naïve car je pensais que tous les Tchèques étaient des dissidents ou avaient signé la Charte 77. »
La réalité était évidemment plus complexe… Vous parlez de naïveté mais vous êtes quand même partie dans un pays dont le régime était totalitaire avec des documents interdits dans vos bagages…
« Oui, j’en étais consciente. »
Vous ne vous êtes pas dit que cela représentait un danger pour vous ?
« Si, mais je venais grâce à un voyage d’étudiants allemands. Je me suis dit que le voyage ne craignait rien puisque nous étions entre étudiants allemands, dans un bus allemand… Je n’ai pas prévenu les autres étudiants avec lesquels je voyageais que j’avais des livres interdits dans mon sac. Nous étions sept ou huit dans tous les cars et je sais que quelques-uns avaient peur pour pas grand-chose. Ils ne voulaient même pas aller en Allemagne de l’Est. De plus, si j’étais arrêtée à la frontière, j’aurais été la seule à devoir payer pour ce que je faisais et personne n’aurait été au courant. C’est seulement en arrivant que je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas tant de dissidents que ce que j’avais imaginé. »
Quel était votre niveau de tchèque en arrivant dans le pays ?
« Je n’en parlais pas un mot ! Je communiquais en allemand, en anglais, en russe… Mais je m’empressais de préciser que je n’étais pas russe mais française ! Nous arrivions quand même à communiquer. »
En quelle année avez-vous fait ce voyage ?
« La toute première fois, c’était en février 1981. »
Combien de fois êtes-vous revenue avant l’histoire qui nous intéresse ?
« Je suis revenue trois ou quatre fois en 1981 et pareil en 1982. Donc j’ai dû revenir au moins sept ou huit fois. »
Je ne me rendais pas compte du courage des dissidents
Et vous obteniez un visa à chaque fois ? Car j’imagine que pour la police communiste, voir une jeune femme française venir aussi souvent en Tchécoslovaquie aurait pu éveiller des soupçons. Elle aurait pu vous mettre des bâtons dans les roues.
« Oui, dès l’année 1982, j’ai été suivie dès que je venais. Je ramenais du matériel dans tous mes allers-retours dans les deux sens. C’étaient souvent des textes de gens qui voulaient contribuer à Svědectví. Par exemple, il y avait des textes de Martin Hybler, mais pas grand-chose de Václav Havel ou de Petr Uhl car ils étaient en prison à ce moment-là. Mais ils arrivaient à faire passer quelques textes tous seuls aussi, je ne sais pas comment. Des textes de Petruška Šustrová aussi… »
Est-ce que vous preniez des précautions ou vous essayiez de passer entre les mailles du filet en vous comportant de la manière la plus naturelle possible ?
« Au début, je n’ai pas pris de précautions particulières car personne ne me connaissait, je n’étais qu’une étudiante qui allait se promener, qui ne parlait pas tchèque… Mais après, j’ai dû faire plus attention puisque je suis venue plusieurs fois. Je cachais les documents au fond de mon sac en me disant que je verrais ce qui arriverait si quelqu’un fouillait mon sac. Je n’étais pas plus prudente que ça. »
Quelle impression a faite sur vous cette communauté de dissidents ?
« Je pensais qu’il y avait au moins 30 ou 40% de dissidents dans la population. Je ne me rendais pas compte de leur courage puisque je pensais qu’ils étaient plus nombreux. Mais il y avait une vraie opposition. Et c’était très courageux de faire ce qu’ils faisaient et d’accueillir des étudiants comme moi avec toujours le risque que les étrangers soient suivis. J’ai toujours été très bien accueillie. »
On parle souvent de cette ambiance dans le milieu dissident, des conférences dans les appartements, de ce partage culturel. Avez-vous vécu cela ?
« Oui, mais pas tellement car je ne suis pas venue si souvent et si longtemps. Et c’était compliqué sans parler tchèque. C’est ce qui m’a poussée à apprendre le tchèque même s’il y avait toujours quelqu’un pour me résumer ce qui avait été dit. Beaucoup de choses m’ont quand même échappé mais il y avait ce lien avec la France et Pavel Tigrid. »
En 1982, vous allez rencontrer Jindřich – Jindra – Tomeš, artiste, figure de l’underground du nord de la Bohême, signataire de la Charte 77 à 18 ans. Il venait de faire de la prison après un procès fabriqué de toutes pièces. Comment survient cette rencontre ?
« Il essayait de fuir la police, il se cachait déjà car il avait été convoqué pour un nouveau procès mais il était encore en liberté. Il savait qu’il allait être condamné donc il s’est enfui du tribunal. Il était arrivé en tant que témoin libre donc les policiers ne pouvaient pas l’empêcher de sortir. En face du tribunal, il y avait un bureau de tabac où il devait aller acheter des cigarettes mais il n’est jamais revenu. Tout le monde le cherchait, il a fui, c’était assez compliqué et il est allé à Prague et dans d’autres villes. Personnellement, je l’ai rencontré à Prague, chez une amie, Alena Kumprechtová. C’est arrivé d’une façon assez drôle car elle avait été mariée à Martin Palouš que je connaissais un petit peu. Mon amie savait qu’elle était sur écoute donc quand elle a ouvert la porte, elle a dit très fort que c’était lui qui arrivait. J’ai donc été très surprise quand je l’ai vu, ce n’était pas lui du tout ! Je n’ai rien dit sur le coup. Puis je suis descendue avec Jindra dont j’ignorais totalement qui il était à ce moment-là, pour acheter des bières. Au début, il ne voulait rien me dire, il était très méfiant. Puis il a su que je connaissais Pavel Tigrid, que les gens me connaissaient depuis un certain temps etc, il a donc fini par me raconter son histoire la deuxième fois où je l’ai vu. C’était toujours très compliqué de se voir, on ne savait jamais où il était. »
Fuir la Tchécoslovaquie avec de vrais faux papiers
Et c’est vous qui allez trouver une solution pour le faire sortir du pays, dans des conditions rocambolesques et dignes d’un film d’espionnage.
« Oui, on me dit d’ailleurs souvent que je devrais écrire un livre ! Il ne voulait surtout pas retourner derrière les barreaux. L’idée, c’était de le faire sortir avec moi pour aller en France. Au début, en juin 1982, il ne voulait pas. Puis il a commencé à avoir encore plus de problèmes, le filet se resserrait. De moins en moins de gens acceptaient de l’héberger car eux-mêmes se mettaient en danger. Je suis ensuite allée à l’Ecole des langues slaves à Brno pendant un mois. J’ai été suivie de très près là-bas, quelqu’un nous avait dénoncés donc nous avions eu un contrôle d’identité. Nous avons dû fuir la police en permanence. Le directeur de l’université m’avait dit que je faisais ce que je voulais de mes week-ends mais que j’étais priée d’arriver à l’heure le lundi matin ! Je devais ensuite aller à Prague pour organiser les modalités du départ mais je n’y suis pas allée puisque j’étais suivie de partout, fouillée assez souvent... Au bout de quinze jours, un autre ami à lui est arrivé pour me voir mais c’était trop compliqué donc il est rapidement reparti. Avec cet ami, Petr, nous nous sommes laissés contrôler et nous sommes partis. Le problème, c’est que j’avais déjà été contrôlée avec Jindra sans que les agents ne sachent qui il était vraiment puisqu’il avait de faux papiers d’identité. Mais moi, je n’avais qu’un passeport français donc la police a compris que je connaissais quelqu’un qui était recherché. »
C’est aussi une affaire de faux papiers qui va faire sortir Jindra Tomes de Tchécoslovaquie. Mais cette fois, il s’agissait de papiers français, faux car ils ne lui appartenaient pas, mais vrais car ils appartenaient bien à quelqu’un.
« Je suis arrivée moi-même sous un faux nom car j’avais un passeport français fait à partir de la carte d’identité d’une amie. Lui a utilisé les papiers d’un ami à moi, Emmanuel, venu avec son passeport. Je devais voir cet ami pour qu’il me remette son passeport, puis c’était prévu que je parte par le train de nuit. Le lendemain matin, il devait déclarer qu’il avait perdu ses papiers en boîte de nuit. Mais la première tentative a échoué car il a eu peur. C’était fin septembre 1982. Mais tout était prêt, on avait maquillé Jindra et coupé ses cheveux pour qu’ils se ressemblent au maximum. Mais Emmanuel m’a promis de le faire le mois suivant avec sa copine. L’opération a donc réussi un mois et demi plus tard. »
Vous êtes donc partis Jindra et vous par le train, avec ces vrais-faux papiers. En plus, vous avez donc dû venir deux fois avec de faux papiers !
« J’ai aussi dû me grimer et me maquiller. A l’époque, j’avais plus de cheveux et je les avais frisés, teints en rouge… Je ne me reconnaissais pas moi-même ! Il n’y a eu aucun problème pendant le trajet. »
Que s’est-il passé à votre arrivée à Paris ?
« C’était assez compliqué. Je l’ai hébergé évidemment. Mais surtout, il n’avait pas de réelle identité. Nous sommes donc allés à l’OFPRA et j’ai expliqué son histoire sans dire que j’avais été en Tchécoslovaquie aussi. Mais même pour l’OFPRA, Jindra n’existait pas. Il n’avait rien de tchèque sur lui, je lui avais même prêté des vêtements français ! Et il ne parlait pas un mot de français. »
Comment Jindra a-t-il pu refaire sa vie après ?
« Je crois qu’il s’en est bien sorti. Il a vécu un an chez moi, il a obtenu ses papiers en réussissant à joindre sa mère. Cette période a duré six ou sept mois. »
Avez-vous pu retourner en Tchécoslovaquie après cette histoire ?
« Non. Il y avait deux possibilités. Je pouvais reprendre mon vrai passeport et demander un visa mais c’était risqué. J’aurais mis en danger les gens que je connaissais donc je n’ai même pas tenté. »
Un passé qui ne dit rien aux jeunes Tchèques
Vous dites que vous avez pu consulter une partie de votre dossier constitué par la StB, la police communiste. Est-ce que vous savez s’ils avaient déterminé qui avait fait sortir Jindra ?
« J’ai cru pendant longtemps qu’ils le savaient mais non. Tout ce scénario de film a donc marché. A l’époque, il y avait une émission à la télévision où la police fédérale proclamait le nom des personnes recherchées officiellement et Jindra en faisait partie. Une amie m’a dit que Jindra avait été recherché pendant un an avant qu’ils ne comprennent qu’il n’était vraiment plus là. »
Comment avez-vous vécu la chute du régime communiste en 1989 ?
« C’était un bonheur sans nom ! J’ai pu retourner en Tchécoslovaquie au début de l’année 1990. Quand le mur est tombé, j’étais aux Etats-Unis donc j’ai dû attendre un petit peu avant de pouvoir venir. »
C’est l’histoire d’une vie la Tchéquie pour vous ! Et vous avez plus tard épousé un Tchèque, Jaroslav Formánek…
« Tout à fait, et nous avons eu un fils ensemble qui est bilingue. Enfin, plus tellement vu qu’il ne vient plus… Nous avons divorcé en 2007. Il est retourné vivre en Tchéquie et moi je suis restée en France. C’est important pour moi de garder un lien avec la Tchéquie, je ne peux pas envisager de ne pas venir ici. »
Pour conclure, que retirez-vous de toutes ces années ? C’est loin pour les jeunes générations.
« Oui, ça ne veut rien dire pour les jeunes Tchèques. Les enfants de mes amis se sentent concernés, mais pas les petits-enfants qui ont entre cinq et quinze ans… »