Jean-Michel Guenassia : « L’attitude tchèque, c’est le roseau qui plie et ne rompt pas »
« Ce qui m’intéressait, c’était de parler de la résistance intérieure, c’est-à-dire du fait qu’on vit dans un pays en totale opposition avec son système social et politique », dit Jean-Michel Guenassia à propos de son second grand roman intitulé « La vie rêvée d’Ernesto G. ». Ce vaste roman historique qui raconte la vie d’un médecin tchèque, Josef Kaplan, évoque aussi un épisode inconnu de l’itinéraire d’Ernesto Che Guevara. L’œuvre couvre pratiquement tout le XXe siècle et développe certains thèmes évoqués déjà dans le livre précédent que Jean-Michel Guenassia a intitulé « Le Club des incorrigibles optimistes ». « Il aurait très bien pu être membre du Club des incorrigibles optimistes », dit l’auteur à propos de Josef Kaplan, homme lucide qui n’a pourtant pas échappé au piège du communisme. Le roman « La vie rêvée d’Ernesto G. », dont la traduction tchèque a paru aux éditions Argo, est aussi le sujet de la seconde partie de l’entretien que Jean-Michel Guenassia a accordé à Radio Prague :
« C’est une ville extraordinaire. Il n’y pas au monde une ville comme ça. »
Je vous ai posé cette question parce qu’un Pragois est le héros de votre deuxième grand roman « La vie rêvée d’Ernesto G. » Que pouvons-nous dire de Josef Kaplan, ce globe-trotter né à Prague ?
« Josef Kaplan est un Tchèque né en 1910. Il aurait très bien pu être membre du Club des incorrigibles optimistes, il s’était sauvé. D’ailleurs on va voir qu’à un moment dans le roman la question va se poser. Par exemple lors de la révolution de Prague en 1968, sa fille Helena va lui dire : ‘Ecoute, partons. On ne peut plus vivre dans ce pays avec ce système politique absurde. Partons, tu es médecin, tu trouveras du travail en Allemagne, en France, n’importe où, on vivra mieux. La frontière vient de s’ouvrir. On peut s’en aller comme l’ont fait des dizaines de milliers de Tchèques’. Et Josef va dire : ‘Non, je reste. Je ne veux pas partir’.’ Donc, consciemment, il fait le choix de rester. Ce qui m’intéressait, c’était de parler de la résistance intérieure, c’est-à-dire du fait qu’on vit dans un pays en totale opposition avec son système social et politique et qu’on résiste à sa façon.
Et Josef va résister à sa façon. Pour moi, c’est une attitude tchèque. C’est le roseau qui plie, qui ne rompt pas, qu’on n’arrive pas à briser. Et donc ce qui m’intéressait, c’était que lui-même, comme beaucoup de Tchèques, a vraiment cru en 1945 et 1948 que le communisme pouvait être une solution. Il s’est engagé avec conviction sans imaginer une seconde ce qui allait arriver. Ce n’était pas un dictateur, un psychopathe, c’était un homme qui voulait simplement changer le monde, vivre mieux, faire que les pauvres soient moins pauvres, qu’on partage un peu mieux les richesses. Il y a vraiment cru comme des dizaines de milliers de Tchèques. Il faut quand même rappeler que la Tchécoslovaquie est le seul pays au monde où les communistes sont arrivés au pouvoir par les élections. Après ils ont été pris au piège, tout simplement. Le piège s’est refermé et a commencé une longue nuit qui allait durer 45 ans. Donc, c’était aussi l’histoire que je voulais raconter. »Il y a donc un rapport entre Josef Kaplan et les personnages du Club des incorrigibles optimistes, mais quel est le rôle d’Ernesto Che Guevara dans votre livre ?
« Guevara, c’est un symbole, ça veut dire que Guevara dans l’imaginaire collectif est le communiste, le guérillero, le Christ communiste, parce qu’il est beau, parce qu’il est charismatique. On le voit énormément sur les posters. Il est évident qu’on voit plus sur les posters Guevara que Brejnev, parce qu’il est dans le subconscient collectif. On ne sait pas trop ce qu’il a fait quand il était communiste. Ça a été une catastrophe. Aujourd’hui les Cubains payent toujours les décisions catastrophiques prises par Guevara lorsqu’il était ministre de l’Economie à Cuba.
Ce qui est étonnant, c’est qu’il était à Prague en mars 1966, qu’il y est resté quatre mois. Encore aujourd’hui personne ne sait pourquoi il est venu à Prague, alors qu’il s’entendait extrêmement mal avec le KGB et les Soviétiques. Il débarque dans un pays dirigé par un stalinien pur et dur qu’était Novotný, et qui va l’héberger dans une villa à Ládví (quartier périphérique de Prague) pendant quatre mois. On ne sait pas du tout pourquoi. Et moi, ce qui m’intéressait, c’était justement d’avoir un personnage à contre-emploi, qui ne soit pas dans sa posture habituelle, de jouer sur l’anti-héros. Et quand j’ai lu différentes biographies de Guevara, je me suis rendu compte qu’il y avait un personnage qu’on connaît, bien sûr, mais à côté, c’est un fin lettré. C’est un homme qui parle couramment le français, qui adore la poésie, qui est un fou de Cervantès, qui connaît ‘Canto general’ de Pablo Neruda par cœur et qu’il récite. C’est un homme qui est séducteur, qui a beaucoup d’humour, qui adore le tango, Carlos Gardel, et qui est très attachant, même s’il a aussi des opinions très dures, très tranchées au niveau politique.Et ce qui m’intéressait, c’était de le confronter, lui, anti-héros communiste, qui est médecin, puisque Guevara était un médecin même s’il n’a jamais exercé, de le confronter à mon héros à moi, qui est un exilé de l’intérieur, un résistant de l’intérieur, qui n’est plus du tout communiste, qui est anti-communiste, ce qui m’intéressait c’était d’avoir cette confrontation. Et elle a donc lieu dans ce sanatorium au nord de la Bohême près de la frontière polonaise où Che Guevara est soigné par Josef Kaplan. Et ils vont apprendre petit à petit à se connaître, à se comprendre, et Guevara va évoluer. Il fait le bilan de sa vie et le bilan est catastrophique. Tout ce qu’il a fait a échoué. Et en face de lui, il y a un homme qui soigne, qui est désintéressé, qui consacre sa vie aux autres. Il a refusé de partir, il est là. Et Guevara se dit : ‘J’aurais pu faire cette vie, en fin de compte la vie ce n’est pas de vouloir changer le monde. Ce n’est pas avec un fusil qu’on peut changer le monde, c’est au quotidien’. Et c’est d’ailleurs ce qui explique le titre du roman, puisque ‘La vie rêvée d’Ernesto G.’, c’est ainsi que j’imagine la dernière partie de la vie de Guevara et c’est l’explication que je vais donner à sa mort. On n’en sait rien, je me suis faufilé dans l’espace du mystère romanesque. Quand Guevara voit Josef Kaplan, c’est la vie que Guevara aurait voulu mener. Et c’est ça aussi la vie rêvée de Guevara. »
Ce roman se déroule donc en partie en Tchécoslovaquie. Est-ce que ce roman peut apprendre quelque chose spécialement aux lecteurs tchèques, par exemple quelque chose sur leur passé et sur eux-mêmes ?
« Certainement peut-être à des jeunes générations, à des gens qui ne l’ont pas vécu. J’en ai rencontré beaucoup qui sont nés après, ou qui étaient trop jeunes pour avoir vécu ou compris, ce que c’était. J’ai énormément travaillé sur le plan et l’arrière-plan du roman. J’ai rencontré énormément de Tchèques que j’ai interviewés pour avoir plein de petits détails du quotidien, Tchèques et Pragois auxquels je posais cette question qui était pour moi une obsession permanente : ‘Est-ce qu’il y a une erreur ? Est-ce que je me suis trompé de rue ou d’un petit détail ?’ Je suis Français, je n’ai pas la fibre du pays. Je ne suis pas Tchèque. En plus, ce n’est pas facile non plus pour comprendre. J’ai une connaissance livresque du pays. Peut-être, c’est aussi intéressant d’avoir un point de vue étranger sur son pays, la façon dont il voit et dont il raconte, même si c’est évidement raconté rapidement, puisque ce n’est évidemment pas un livre d’histoire. »
Josef Kaplan dit ne pas aimer Franz Kafka et ne pas le comprendre. Est-ce que c’est également votre opinion ? Connaissez-vous aussi d’autres auteurs tchèques ?
« Bien sûr, j’ai relu tout Kafka pour ce livre mais ça a été une réflexion qui m’a été faite par plusieurs Tchèques que j’ai interviewés à Paris, les gens qui ont quitté la République tchèque et vivent aujourd’hui à Paris, et plusieurs m’ont dit : ‘Mais Kafka, ce n’est pas un écrivain tchèque. Il n’y a que les Français qui croient ça. D’abord, à notre époque, avant la guerre, on ne pouvait pas lire Kafka, il n’y avait que La Métamorphose qui a été traduite en tchèque, sinon il a fallu le régime communiste pour traduire Kafka. Et en plus pour nous, c’était un écrivain allemand’. Alors, à un moment dans le roman, Josef Kaplan va quitter Prague pour aller finir ses études en France et il va entrer dans l’Institut Pasteur. Et l’Institut Pasteur va l’envoyer à Alger. Et à Alger en 1937-1939, il va rencontrer un journaliste, comédien et metteur en scène qui s’appelle Albert Mathé. Et Albert Mathé dans le roman, c’est Albert Camus.C’est Albert Camus qui a été le premier à mettre en évidence l’importance littéraire et philosophiques de Kafka, écrivain de l’absurde, dont ils ont fait avec Sartre le précurseur de l’existentialisme. Et Camus et Sartre ont été tout premiers à écrire sur Kafka, en réalité ils ont inventé Kafka. Et quand Albert Mathé rencontre Josef Kaplan, il lui dit : ‘Vous êtes Tchèque, alors vous connaissez Kafka’. Et l’autre répond : ‘Non, Kafka ne m’intéresse pas, moi’. ‘Pourtant, insiste Albert Mathé, vous avez les mêmes initiales que Josef K., le héros du Procès’. Et l’autre dit : ‘Le Procès est un roman qui n’a pas été terminé’. Kafka n’a jamais terminé aucun de ses romans. Et donc il y a une sorte d’obsession dans la première partie du roman entre Albert Mathé-Camus et Josef Kaplan à vouloir qu’il endosse la personnalité, la relation avec Kafka. Et Josef Kaplan va la rejeter. Ce qui m’intéressait, c’est qu’à la fin du livre, Josef Kaplan, lui, va revivre le destin du héros du Procès, parce que lui-même va être arrêté sans savoir ce qu’on lui reproche. La police politique tchèque StB l’interroge. Je reprends les phrases du Procès qui lui sont posées : ‘On sait très bien, ce que vous avez fait, avouez !’ Alors que l’autre ne sait absolument pas, ce qu’on lui reproche. Mais il doit chercher, ce qu’il a fait, et donc ce qui m’intéressait, c’était de montrer la prémonition extraordinaire de Kafka, son côté visionnaire. »
Vos deux romans ont été traduits et publiés en Tchéquie. Est-ce une satisfaction pour vous ? Avez-vous déjà eu des réactions de vos lecteurs tchèques ?
J’ai eu beaucoup de discussion sur le spleen tchèque qui est évoqué dans le roman. De petites choses comme ça. Mais par ailleurs, c’est aussi l’humour qui est important.
« Oui, je suis d’abord ravi parce que ‘Le Club’ a été très très bien accueilli ici, il y a beaucoup de gens qui m’en parlent, je reçois par l’intermédiaire de facebook plein de contacts avec des Tchèques qui me posent des questions, qui me disent où est Cécile, où est Franck, ce qui se passe à tel endroit. Donc, je leur réponds de cette façon-là. Donc le livre a été très bien accueilli. J’ai la chance d’avoir un éditeur et surtout une traductrice extraordinaires, Helena Beguivinová, qui est absolument formidable. Et à priori, l’accueil pour ‘La vie rêvée d’Ernesto G.’ est excellent aussi. Les Tchèques sont souvent intrigués de voir qu’un Français qui vient de… il y a peut- être un peu de méfiance aussi. Peut-être, si ça avait été mon premier roman, ça aurait été différent. Mais comme je bénéficie d’un petit accueil sympathique pour le premier, ce n’est pas dans un esprit critique, même si des fois on me dit : ‘Mais non, il ne fait pas toujours aussi mauvais à Prague et le ciel n’est pas si gris’. J’ai eu beaucoup de discussion sur le spleen tchèque qui est évoqué dans le roman. De petites choses comme ça. Mais par ailleurs, c’est aussi l’humour qui est important. Non, pour l’instant, l’accueil est très bon. »