Jesse Littell : ordonner le mouvement perpétuel
Jesse Littell est peintre. C’est du haut de son atelier perché sur les toits de Žižkov qu’il donne naissance à ses toiles... Des toiles qui évoquent parfois des vitraux, et on hésite parfois, en les regardant, à se dire : ne serait-ce pas un miroir de la réalité, brisé en mille morceaux, recomposé, mais où sont encore visibles les brisures, les failles, les cicatrices ? C’est de cela et de bien d’autres choses encore qu’il sera question dans l’émission de cette semaine. Jesse Littell est né en 1969 à New York, mais il a passé une grande partie de son enfance en France, où son père, l’écrivain Robert Littell s’est installé avec sa famille dans les années 1970. D’où le français parfait de Jesse Littell, qui maîtrise également le tchèque. Débarqué à Prague en Interrail il y a une quinzaine d’années, il a fini par s’y installer définitivement après quelques allers-retours hésitants. Radio Prague est allé à la rencontre de Jesse Littell, dans son atelier, et a commencé par lui demander, s’il avait toujours eu un crayon ou un pinceau dans la main...
La preuve qu’il y a des moments déterminants dans une vie. Cet événement, et puis bien sûr Schiele auparavant. C’est une transition toute trouvée, puisque j’allais te dire que certaines de tes toiles me font beaucoup penser à Schiele, ne serait-ce que par ce mélange de cubisme et d’expressionnisme que l’on retrouve chez lui également...
« Je prends ça comme un compliment. Chez Schiele, tout est dans sa ligne. Une ligne incomparable... »Et il y a même certaines de tes toiles, qui par moments m’ont fait penser à Gustav Klimt. Je pensais notamment à tes toiles ‘aquatiques’ qui représentent des femmes dans l’eau, qui m’évoquent certaines nymphes des tableaux de Klimt, qui était quand même le maître de Schiele...
« Le maître de Schiele, mais pas vraiment. Il était le précurseur de Schiele, oui. Tu sais ce qu’il a dit à Schiele quand il est venu le voir, à l’âge de 17 ans, avec ses dessins ? Schiele lui a demandé : ‘Maître, est-ce que je suis bon ?’ Et Klimt lui a répondu : ‘Beaucoup trop bon...’ Avec apparemment une sorte de dégoût. Parce que depuis l’âge de 4 ans (on a des dessins de lui à cet âge), Schiele était incroyable. Evidemment, les Picasso, Klimt, Giacometti sont tous incroyables et ont tous leur style, mais il n’y en a pas un qui a une ligne comme celle de Schiele. Il a une écriture qui n’est pas du travail de dessin académique ou pas académique. Par exemple, j’ai vu des dessins de Klimt dans un musée à New York, des dessins faits pour les toiles qu’on connaît. Il y en a qui sont assez nuls. Ce sont des dessins où il cherche sa forme, et on voit toutes les fautes qu’il fait, comme il a dû les voir aussi. Bien sûr, Schiele jetait à la poubelle tout ce qui n’était pas parfait. Mais en même temps, ce ne devait pas être des choses bancales. Il avait une vraie écriture, ce n’était pas quelqu’un qui ne faisait que recopier des formes... il y avait une sorte de fluidité. Dans certains de ses dessins, il peut n’y avoir rien de juste, mais entre les lignes qui se croisent, c’est juste. Tout reste en mouvement. »Ce qui est intéressant c’est que tu fais de la peinture figurative. Pendant des années on a imaginé et entendu que la peinture figurative, c’était ringard, qu’il n’y avait que l’abstrait qui comptait. Ce en quoi, je ne suis d’ailleurs pas d’accord...
« ... et je ne suis pas d’accord non plus. Ce n’est pas une question de figure humaine mais de sujet. Je ne suis pas vraiment capable de peindre à partir de rien, d’imaginer. Je n’ai d’ailleurs pas envie. Quant à l’art abstrait, il y a beaucoup de choses que j’aime. J’ai fait quelques toiles ‘abstraites’, j’en ai quelques unes, mais c’est une sorte d’exercice. J’en fait une ou deux par an, pour voir ce que ça donne, ce que ça fait. Et à chaque fois c’est pareil : elles me plaisent puisqu’elles ont échappé à mon autocensure, mais c’est tellement arbitraire, mais c’est n’importe quoi et ça le reste. Alors que pour moi ce qui reste important dans ce qui est ‘figuratif’, c’est-à-dire dans la forme, que ce soit un objet, un paysage, un endroit, c’est ce qui est dedans. »Il y a une caractéristique dans tes toiles, pas toutes, mais une grande majorité : tu as une manière de quadriller le sujet, comme s’il y avait une sorte de tamis, de filtre de ce que tu représentes. Tout est prétexte à ce quadrillage qu’il s’agisse de mâts, de pylônes, des arbres... Est-ce une manière d’ordonner ou de désordonner le monde ?« Je pourrais encore une fois répéter ce que me disent les autres. Une très bonne copine a fait un texte de mon catalogue et avait pas mal de choses à dire. Je ne sais pas si ça ordonne ou si ça désordonne. Il faudrait que j’essaye de comprendre si je trouve le monde désordonné et que j’essaye de l’ordonner ou inversement... C’est complexe. Mais en même temps, oui, je suis ordonné dans certaines choses : il me faut une sorte d’échaffaudage. C’est une sorte d’échaffaudage pour essayer de comprendre les choses qui restent en mouvement. Que ce soit une photo, un modèle, une personne, un arbre dans le vent. Ça ne s’arrête jamais de bouger. Même si c’est en photo. Et surtout en peinture parce que contrairement au dessin, c’est de la matière, tu ne peux pas la fixer... »Et ça ne t’a jamais tenté d’écrire plutôt que de peindre ?« J’ai toujours dit : dans vingt ans, j’écrirai mon livre, mais voilà, vingt ans après, je n’ai toujours pas envie ! C’est d’ailleurs une de mes réponses quand je rencontre des gens qui me demandent ce que je fais. Quand je réponds que je suis peintre, ils me demandent quel type de peinture. Au fil des années j’en ai eu marre et j’ai découvert cette super réponse : si j’étais capable de te le dire, je serais écrivain. Bien sûr avec un père et un frère écrivains, ce n’était peut-être pas la bonne réponse non plus ! »
Il faut expliquer que ton père, c’est l’écrivain Robert Littell, le grand nom du roman d’espionnage américain. Ton frère, c’est Jonathan Littell, Prix Goncourt 2006 pour son roman ‘Les bienveillantes’, qui est d’ailleurs sorti récemment en tchèque. Es-tu un lecteur admiratif ou critique de leurs œuvres ?« Admiratif des deux. C’est sûr. J’adore la lecture. Je trouve assez drôle de parler des deux en même temps. Parce que longtemps c’était mon père l’écrivain. J’ai toujours adoré la plupart des livres de mon père, je serais peut-être plus critique de certains mais en général, c’est non seulement un écrivain fantastique du côté de la matière, un artisan, mais ses livres sont géniaux. Il y a aussi mon frère. J’ai bien sûr lu Les bienveillantes, ça m’a pris cinq semaines de travail acharné parce que je lis moins en français, donc j’ai moins l’habitude. C’est un grand livre. »
Ton père vient de sortir en France au printemps dernier un livre qui s’appelle L’hirondelle avant l’orage, en anglais The Stalin Epigram. Et c’est un tableau de toi qui illustre la couverture l’édition américaine. Pourquoi pas l’édition française ?« En fait, c’était une idée de mon père. C’est une toile que je lui ai offerte pour son soixantième anniversaire et qu’il aime beaucoup. Quand il publie un livre, les maisons d’édition restent les derniers juges évidemment. Il m’a demandé si je serais d’accord pour qu’il demande de son côté. Il trouvait que cette toile répondait au thème de son livre. Il a commencé avec les Américains et incroyable, mais vrai, ils ont dit oui. Ils ont fait cela très bien. J’avais un peu peur au début à cause du format carré de la toile par rapport au livre. Le résultat est très bien fait. Lui aussi a adoré. Il l’a proposé aux Français et aux Allemands. Mais il ne fait que proposer et s’ils disent non, il n’insiste pas. »
Comment vit-on de ses toiles ?
« (rires) On vit à Prague ! Où en 1993 on peut vivre en mangeant tous les jours au restaurant, en buvant à l’œil et en offrant des coups à ses copains, pour moins de 50 dollars ! »Je veux dire, comment as-tu fait pour faire ton trou, trouver des débouchés ?
« Je n’en ai aucune idée... »
C’est du bouche-à-oreille ?
« Ce n’est que du bouche-à-oreille. J’ai l’impression de ne pas même vraiment savoir. Tant bien que mal j’arrive à en vivre. Mais je n’ai pas l’impression de savoir comment j’ai fait, parce que je n’ai pas l’impression d’avoir fait grand-chose. Sinon d’être là et de faire mon truc. Bien sûr, au début, j’ai battu le pavé, j’ai fait les galeries avec mon ‘book’. Très vite j’ai laissé tomber, pas par découragement, mais plutôt parce que soit on est businessman, soit on fait de la peinture. J’en ai eu marre de faire le tour des galeries. Alors qu’en restant à la maison et en faisant son boulot, ça vient aussi. Certes une fois tous les trente-six du mois, mais ça vient. »