Jindřich Mann, le fils d’une illustre famille qui a connu les revers de l’histoire

Jindřich Mann, photo: Prokop Havel

« De temps en temps il m’arrive de rêver de mes parents. » Cette phrase initiale donne le ton à l’ensemble du livre que son auteur Jindřich Mann (1948) a intitulé Poste restante (en français dans le texte). L’auteur ressuscite dans son livre l’histoire de sa famille et cherche à combler les lacunes dans sa mémoire et dans les documents disponibles. Et ce n’est pas une famille ordinaire. Elle a donné à la littérature plusieurs écrivains dont le plus célèbre est Thomas Mann, prix Nobel de littérature.

Un petit garçon qui ne doute pas de sa vocation

Fils et petit-fils d’écrivain, Jindřich Mann se sent promis, dès sa tendre enfance, à une carrière littéraire :

Jindřich Mann,  photo: Prokop Havel
« Dans mon enfance je pensais avec orgueil, peut-être même avec une certaine insolence, que je serais écrivain. Je ne dirais pas que j’étais convaincu de mon grand talent mais cela me semblait normal. Les gens écrivent, quelqu’un achète ce qu’ils ont écrit et c’est ainsi qu’ils gagnent leur vie. Je ne doutais pas de cette vocation et mes parents ne me décourageaient pas non plus. »

Jindřich Mann est fils de l’écrivain Ludvík Aškenazy (1921-1986) et petit-fils de Heinrich Mann (1871-1950), auteur du célèbre roman Professeur Unrat qui a été adapté pour le cinéma sous le titre L’Ange bleu. Le romancier Thomas Mann (1875-1955), considéré comme un des plus grands écrivains du XXe siècle, était son grand-oncle. Dans cette grande famille aux racines allemandes, latino-américaines et juives il y a plusieurs autres écrivains, artistes et chercheurs et il est pratiquement impossible de condenser dans un livre son histoire compliquée et ramifiée.

La chasse aux documents éparpillés

Photo: Labyrint
Jindřich Mann a donc choisi une méthode spéciale. Il évoque l’histoire familiale par le prisme de sa propre vie. Son roman démontre, entre autres, comment le rayonnement d’une famille illustre se reflète dans la vie d’un individu, dans la vie de l’auteur. La recherche de documents sur les parents et les grands-parents de Jindřich Mann, documents fragmentaires et éparpillés dans toute l’Europe, a été un travail de détective et une aventure passionnante :

« Il n’est resté que des fragments de ma famille. Quant à la branche familiale de mon père, elle a disparu dans l’holocauste et je n’en sais presque rien. Et la famille de ma mère et de ma grand-mère a été, elle aussi, partiellement exterminée. Ma grand-mère a été déportée dans le camp de concentration de Terezín et elle a survécu. Il paraît que mon grand-père Heinrich Mann a graissé la patte d’un nazi, d’un membre de la Gestapo. Peut-être que ce ne sont que des rumeurs infondées. Toujours est-il qu’elle est restée à Terezín et n’a pas été déportée dans un camp d’extermination. Après la guerre, elle est pourtant revenue complètement épuisée et elle est morte peu après. Je ne l’ai jamais connue. Je n’ai pas connu mes grands-parents. »

Biographie d’un enfant né avec le régime communiste en Tchécoslovaquie

Jindřich Mann est né à Prague en mars 1948 donc au moment où les communistes prennent le pouvoir dans le pays. Son père Ludvík Aškenazy descend d’une famille juive originaire d’Ukraine et de Pologne, sa mère Leonie est la fille de Heinrich Mann. Jindřich vit pendant les vingt premières années de son existence dans un pays communiste et sous un régime autoritaire. En 1968, lorsque les troupes du Pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie, il suit ses parents dans leur exil allemand. Il étudie à l’Académie de cinéma de Berlin-Ouest et devient cinéaste. Il ne revient dans sa patrie qu’en 1988, une année seulement avant la révolution de velours qui mettra fin au régime autoritaire. Il épouse une Tchèque et partage désormais sa vie entre l’Allemagne et son pays.

Une initiative de Frido Mann

Thomas Mann,  photo: Library of Congress,  public domain
Cinéaste, il travaille surtout pour la télévision. Il peut finalement réaliser aussi son rêve d’enfance – devenir écrivain. L’impulsion lui vient de la part d’un descendant de Thomas Mann :

« Pendant longtemps je n’ai eu aucun contact avec la famille Mann. Nous avons été séparés par le rideau de fer mais aussi par un conflit familial. Ce genre de conflit est assez courant dans cette famille dont les deux branches ne se fréquentaient pas. C’est finalement Frido Mann, mon cousin éloigné et petit-fils de Thomas Mann, qui m’a contacté. Nous avons très bien communiqué et c’est lui qui est l’initiateur de mon livre. Il a attiré sur moi l’attention de la maison d’édition Rowohlt qui m’a fait la proposition d’écrire cet ouvrage. Autrement, le livre n’aurait jamais été écrit. On pourrait dire que c’est un livre fait sur commande. »

Une multitude d’énigmes

Dans son livre Jindřich Mann ne respecte pas l’ordre chronologique des événements. Il compose quelque chose comme un immense puzzle dont beaucoup d’éléments manquent et il est donc obligé de les reconstituer dans sa fantaisie. La vie de ses proches et la sienne sont pour lui comme une grande devinette, une multitude d’énigmes à résoudre. La majorité des documents familiaux ont été perdus lors des émigrations successives de ses parents qui ne lui ont presque jamais parlé de leur passé pour éviter sans doute les souvenirs douloureux.

Ludvík Aškenazy,  photo: Archives de ČRo
Il doit se contenter donc d’un très petit nombre de souvenirs, lettres, et photos et de quelques formulaires officiels. Ils sont pour lui autant d’impulsions pour étoffer la charpente fragmentaire de son récit, pour se glisser dans la peau de ses personnages, pour chercher à comprendre leurs pensées et pour les replacer dans le contexte de leur époque et de leur milieu. Les pages où il donne libre cours à sa fantaisie sont sans doute les plus remarquables et donnent vie à son livre. Dans ces pages il se présente comme le digne héritier du grand narrateur qu’était son père, Ludvík Aškenazy :

« Je pense que mon père était vraiment bon écrivain. Mais après la chute du régime communiste il n’a pas repris sa place dans la littérature tchèque avec une telle intensité comme auparavant. Je trouve que c’est dommage mais c’est ainsi que va le monde. Je pense qu’il a laissé quand même une empreinte dans la littérature tchèque mais je vois que les quarantenaires d’aujourd’hui ne connaissent pas son nom jadis si populaire. Cela ne fait rien. Peut-être nous lirons encore quelque chose de sa plume. »

Une certaine façon de rêver

Le livre Poste restante est d’abord écrit en allemand mais l’auteur le traduira ensuite en tchèque et le remaniera. La version tchèque publiée par la maison d’édition Labyrint a remporté le prix Egon Erwin Kisch. Son rêve de devenir écrivain s’est réalisé assez tard mais s’est concrétisé quand même. Et Jindřich Mann récidivera en publiant un recueil de nouvelles intitulé Lední medvěd (L’Ours blanc) très favorablement accueilli par la critique.

'L'Ours blanc',  photo: Labyrint
En lisant les derniers chapitres du livre Poste restante, le lecteur se rend compte que l’auteur a réussi un véritable exploit. Dans son roman autobiographique, l’histoire de la famille Mann devient l’histoire de son pays et même celle de l’Europe et du monde. Il n’a pas été le témoin oculaire d’une grande partie des événements qu’il décrit et il se rend compte que nous ne pouvons même pas nous fier absolument à la mémoire. Loin de refléter fidèlement notre passé, la mémoire est souvent un miroir déformant et parfois elle nous trahit pour de bon. Jindřich Mann a donc mobilisé avec bonheur aussi d’autres moyens pour évoquer le passé - l’intuition, la fantaisie et le rêve. D’ailleurs, même la littérature peut être considérée comme une certaine façon de rêver :

« Je rêve parfois de mon père et de ma mère. Maintenant cela arrive bien moins souvent que dans le passé. Malheureusement, j’oublie dans la plupart des cas, quand je me réveille, ce qu’ils m’ont dit. Ces retrouvailles nocturnes sont parfois un peu tristes : c’est comme ça, quand on rencontre quelqu’un qui n’est plus. Je ne me rappelle pas ce qu’ils m’ont dit mais j’espère qu’ils sont contents de me trouver dans un état plus ou moins passable. »