Jiří Brdečka, le plus tchèque des créateurs de westerns
Une exposition praguoise et un film documentaire ont été récemment réalisés pour rendre hommage au scénariste, réalisateur de films d’animation, dessinateur et… grand amoureux du Far-West, Jiří Brdečka. Le père du fameux cow-boy Joe Limonade est né il y a cent ans, à Noël 1917, au crépuscule de l’Empire austro-hongrois, dont on découvre l’ambiance, entre autres, dans sa comédie fantastique et policière « Adèle n’a pas encore dîné ». Son imagination débridée, son univers habité par des images et rêves animés ont rendu célèbre Jiří Brdečka et l’ont aidé à survivre sous deux régimes totalitaires. Portrait.
« Mon père était toujours accompagné par sa sœur aînée qui avait six ans de plus que lui. Ils ont grandi dans une petite commune de la Moravie du Nord, à Hranice, dans les années 1920, à l’époque où le pays était encore plongé dans l’ambiance de l’ancienne monarchie. Quand les enfants allaient au cinéma, ma tante devait toujours porter une couverture ou un coussin pour que mon père puisse d’agenouiller dessus. Sinon, il n’aurait rien vu, tellement il était petit. »
Cet engouement pour le cinéma se mêle ensuite, chez le petit Jurka, à une fascination pour un monde lointain, inaccessible et attrayant, celui de l’Amérique :
« Mon père a fait la connaissance d’un garçon qui avait vécu à Chicago. Les parents de mon père étaient des instituteurs et ce garçon fréquentait la famille pour améliorer son tchèque, afin de pouvoir poursuivre ses études ici. Il dessinait à mon père des cow-boys, des Indiens, des chevaux… Cela a sûrement fasciné mon père, car c’était un univers absolument inconnu ici. »
Si le scénariste Jiří Brdečka et le réalisateur Oldřich Lipský tournent la célèbre parodie de western « Limonádový Joe » (Joe Limonade) au début des années 1960, le personnage lui-même est né beaucoup plus tôt. Jiří Brdečka le crée pendant la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu’il imagine et dessine pour la presse les aventures de ce héros romantique qui tire sa force de la consommation de limonade Kolaloka. Tereza Brdečková :« Ces histoires de Joe Limonade parues dans les revues de l’époque traduisaient, certes, une fascination pour les westerns, mais en même temps, elles imitaient avec humour la culture américaine, ce qui a été bien vu par les Allemands. Joe Limonade était un cow-boy parfait, tellement parfait qu’il ne buvait jamais d’alcool. Plus tard, on découvre qu’il s’agit d’un agent commercial envoyé par un producteur de limonade dans une ville pleine de buveurs de whisky. »
Dessinateur autodidacte installé désormais à Prague, Jiří Brdečka a donc gagné sa vie comme caricaturiste et dessinateur pour différents journaux et revues. Toujours pendant la guerre, Brdečka se lie d’amitié avec des cinéastes, travaille pendant un certain temps pour la société de distribution de Miloš Havel, pour assister ensuite à l’ouverture des premiers studios du cinéma d’animation à Prague, mis en place par les nazis en 1942-43 et où ont débuté de grands animateurs tchèques d’après-guerre, notamment Jiří Trnka, un de ses grands amis et collaborateurs.
Ainsi, depuis la fin des années 1950 jusqu’à sa mort précoce en 1982, Jiří Brdečka aura une double casquette : celle de scénariste de films de fiction et de réalisateur de films d’animation. Il rencontrera un succès incontesté dans les deux domaines. Sa fille Tereza explique :« Il est devenu scénariste de studio. Cela lui convenait absolument, car il admirait le style de travail à Hollywood. Là-bas, vous n’arrivez pas en studio avec vos propres idées, ou très rarement. C’est le studio qui vous commande un scénario. Le scénariste est un employé et il doit accomplir un devoir. Voilà ce que mon père faisait en tant que scénariste de films de fiction. Mais son potentiel d’artiste-créateur, il l’a fait réellement ressortir en tant que réalisateur de films d’animation. »
Dans le domaine de la fiction, Jiří Brdečka collabore d’abord, aux côtés de l’acteur légendaire Jan Werich, à la comédie historique « Le boulanger de l’empereur/L’Empereur du boulanger », avant de porter à l’écran, en 1963, l’histoire de son héros de jadis Joe Limonade déjà adaptée, après la guerre, pour le théâtre. Après cette comédie musicale jouée à guichet fermé au théâtre praguois Větrník, Jiří Brdečka et Oldřich Lipský réalisent donc le film culte « Limonádový Joe », alors que les westerns sont condamnés par le régime communiste en tant que « fruit d’une culture impérialiste ». Tereza Brdečková rappelle dans quel contexte ce film, applaudi par le public tchèque, est sorti :
« Nous parlons de 1963, c’était dix-huit ans seulement après la fin de la guerre. La plupart des Tchèques se souvenaient encore des westerns et ils auraient bien voulu en voir, mais cela était impossible sous l’ancien régime. Tandis que la jeune génération ne les connaissait pas du tout. Les seuls westerns qui avaient été projetés ici étaient Les sept mercenaires et peut-être encore Le train sifflera trois fois. La méthode qu’ont utilisée les auteurs de ‘Joe Limonade’ était assez originale. Ils se sont inspirés des photos de films anciens et aussi des copies de films conservés dans les archives. Les cinéastes qui ont fait ce film ne connaissaient pas vraiment les westerns, mais ils connaissaient les clichés liés à ces films. Ils adoraient cette image-là de l’Amérique. »Nous l’avons dit, c’est dans le domaine de l’animation que Jiří Brdečka sut mettre avant tout son talent, en collaborant avec des artistes plasticiens renommés, tels que Zdeněk Seydl, Ludmila Jiřincová ou Eva Švankmajerová. Tereza Brdečková :
« Mon père et ses copains ont été co-fondateurs des studios de cinéma, alors ils ont pu développer les méthodes qui leur convenaient. Par exemple mon père qui était un excellent dessinateur avait pourtant le sentiment de ne pas être suffisamment original. Ce qui l’intéressait, c’était de donner vie, à travers le cinéma d’animation, aux tableaux et dessins des artistes plasticiens qu’il admirait. »
« A l’international, les films de mon père étaient surtout connus dans le réseau des festivals. Il faisait partie de la dizaine de réalisateurs de films d’animation les plus réputés dans le monde. On l’invitait dans des jurys, on lui demandait son avis sur les films des autres… Il devait cette réputation à son court-métrage ‘Špatně namalovaná slepice’ (Gallina vogelbirdae) un film sur un petit garçon qui dessine à l’école une poule, mais son dessin déplaît à l’institutrice. Finalement, cette poule ‘mal dessinée, mais très belle du point de vue artistique survit à toutes les poules du monde. Le message de ce beau film a été immédiatement compris : c’était une allégorie du monde derrière le Rideau de fer. En 1963, mon père a reçu le premier prix pour ce film au Festival d’Annecy. Cela lui a ouvert les portes dans d’autres festivals qui ont à maintes reprises récompensé ses œuvres dans les années 1960. »L’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968 a mis fin à la carrière internationale de Jiří Brdečka. Toutefois, à la fin des années 1970, il a encore signé les scénarios de deux films à succès, une parodie des polars américains « Adèle n’a pas encore dîné » où le détective Nick Carter est appelé à mener une enquête dans la Prague du XIXe siècle, et, enfin, une adaptation du roman de Jules Verne, « Le mystère du château des Carpates ».
Une exposition interactive sur l’œuvre de Jiří Brdečka est à voir jusqu’au 1er avril prochain au Château de Chvaly, dans le quartier praguois de Horní Počernice. Sortis en DVD, les films d’animation de Jiří Brdečka sont ces jours-ci présentés par sa fille Tereza au Centre tchèque de Tokyo, avant de voyager dans d’autres pays.