Johann Le Guillerm : « Je veux créer un chaos mental »
Le festival annuel de cirque Letni Letna clôt comme chaque année le mois d'août. Lors du tout premier soir du festival, les cordes qui tombaient et l'atmosphère bien fraîche n'ont apparemment pas empêché les spectateurs de se presser pour voir la première du spectacle intitulé Secret. Sous le chapiteau du Cirque ici, troupe française placée sous la houlette de son créateur Johann Le Guillerm, les Praguois ont eu l'occasion de voir un spectacle de domptage. Mais pas n'importe lequel puisque Johann Le Guillerm dompte les objets, la matière. Le spectacle Secret est un élément d'un quadruple projet appelé Attraction, l'artiste tord des barres d'acier, fait de l'équilibrisme sur des livres, fait naître des tourbillons de sable.
Avec sa grande cape rouge, des chausses d'armure médiévale pointues, il faut admettre qu'il fait un peu peur malgré tout. Brandissant son grand fouet qui claque et le visage agité par les tics de visage qu'il se donne, Johann Le Guillerm a tantôt l'air d'un geôlier, tantôt d'un fou furieux ou d'un demi-dieu qui donne vie ou soumet les objets à sa volonté. Au début du spectacle, alors que l'espace central est encore entouré d'un filet, on hésite, on se tâte pour savoir si cet homme est réellement le dompteur ou bien s'il n'est pas plutôt le fauve...
Après la première de son spectacle, Johann Le Guillerm, entouré de son équipe, a pris le temps de discuter un peu. On l'écoute parler de « Secret » :
« La création et l'invention de ce spectacle se sont faites à partir d'une étude autour du point. Pendant à peu près un an et demi j'ai regardé un minimal que j'ai considéré comme étant le point. Et en regardant le point, j'ai réalisé que ce que l'on voit nous cache toujours quelque chose qu'on ne voit pas. J'ai tenté de voir les choses entièrement. Cette vision totale, c'est la spécificité du cirque. Je considère le cirque comme l'espace des points de vue. Les spectateurs ont en effet un point de vue contraire : quelqu'un qui va voir une action ici, quelqu'un d'autre verra l'inverse de l'autre côté. Le cirque pour moi, c'est cet espace, l'espace naturel de l'attroupement. Et à l'intérieur de l'espace, il faut montrer des choses du domaine des pratiques minoritaires, c'est-à-dire des choses peu pratiquées et qui ont la capacité de créer l'attroupement. »
Le point, donc, comme source d'inspiration. Le point sous toutes ses formes, qu'il s'agisse d'une orange ou d'une tache quelconque... De cette réflexion est donc né un projet total, appelé Attraction dont Johann Le Guillerm a esquissé les contours :
« Donc il y a quatre choses. Il y en a une qui est l'Observatoire autour du point, et c'est donc toute la matière qui a été générée par cette observation. Ca, c'est au milieu de la recherche. D'un côté, il y a Secret, le spectacle de cirque. Il y a La Motte qui est un objet un peu compliqué à définir. C'est une planète à portée de vue, c'est un phénomène de cirque à la fois végétal et minéral. Ensuite, il y a un film, qui n'est pas encore écrit, mais qui va s'appuyer sur la matière de l'Observatoire autour du point. Enfin, il y a le projet La Trace et c'est l'ensemble des traces générées par les trois autres : les photos, les écrits, les enregistrements, les dessins... Je les considère aussi comme des projets de cirque car ils entrent tous dans la définition que je fais du cirque, qui est l'espace des points de vue, et à l'intérieur de l'espace des points de vue, la pratique minoritaire. Et ma recherche est une pratique minoritaire. »
Secret, et le projet Attraction dans son ensemble, n'est de loin pas le premier spectacle réalisé par le Cirque ici, mais comme le concède Johann Le Guillerm, son travail et sa réflexion ont évolué depuis les premiers temps :
« Le tout premier spectacle était basé sur l'exploitation de mes capacités dans l'espace du cirque alors que ce spectacle est influencé par cette recherche autour du point. En fait, la différence, c'est peut-être que dans le premier spectacle je travaillais sur mes capacités, donc sur ma nature physique, alors que là je travaille sur la nature qui est dehors de mon physique, donc la nature du monde. »
Et, en effet, Johann Le Guillerm exploite et utilise la matière et la nature d'objets. Matière brute comme des planches, des cordes, une barre, ou alors objets construits exprès pour le spectacle, l'artiste leur confère une magie insoupçonnée, même si lui-même concède que ce n'est pas l'esthétique qui l'intéresse en tant que telle. Et pourtant... Moment de grâce légère et singulièrement élégante au milieu du spectacle qui nous rappelle que même dans ce que l'on appelle le « nouveau cirque », le vocabulaire de l'ancien cirque n'est pas oublié : du haut du chapiteau s'élance un mobile fait de plaques de bois fin, clac, clac, clac... Au bout de quelques secondes, le spectateur a l'impression de voir la silhouette d'un trapéziste enchaînant les figures au rythme du balancement :
« En fait, je fais toujours des prototypes sommaires, après je travaille avec des constructeurs et on travaille ensemble sur l'élaboration et l'avancée des objets. Après, en ce qui concerne la préparation spécifique du spectacle, elle a duré un an, avec la confrontation des idées et de la réalité. J'ai un peu créé les numéros à blanc, ensuite, c'était peut-être deux semaines avant la première, je n'étais même pas prêt à monter les choses... J'ai montré des dessins des numéros en expliquant où je voulais aller. Puis on a confronté la musique et ce que j'allais faire. Les choses se sont mises en place très vite. Ensuite, la musique évolue et évolue toujours, la lumière aussi. Parfois on retire même des numéros, la forme même du spectacle a bougé depuis la première. On est un spectacle vivant, donc tout est vivant, la musique est vivante. Même si elle est électro-acoustique, ils construisent la musique sur place, avec l'action. Tout est vivant, la musique, les lumières, les régies coulisses, et c'est justement très important car c'est un spectacle très fragile : tous les jours il y a des choses qui marchent plus ou moins. Parfois plutôt bien, d'autres fois pas du tout... Il faut que tout le monde puisse réagir sur ce qui se passe le jour même. Le public aussi est vivant et différent chaque jour, il faut que tout le monde puisse s'adapter à la réalité du jour. »
Les tours d'adresse et de force se suivent et ne se ressemblent pas, suscitant l'émoi ou les encouragements du public. On hésite parfois malgré tout, de peur de déranger l'acrobate. Les applaudissements dérangent-ils donc Johann Le Guillerm ? Réponse de l'intéressé :
« C'est à nous de réagir par rapport au public, ça dépend de comment il est. Parfois il est plus expressif, d'autres fois plus introverti. Il faut arriver à travailler avec le public. Ca dépend où et ça dépend quand. Mais pour se rendre compte que c'est véritablement un spectacle fragile, il faut venir plusieurs fois. Parce que vous ne verrez pas le même spectacle. »
Lors de la première de Secret, le 20 août, le petit chapiteau du Cirque ici était bien rempli et le tout Prague semblait s'être donné rendez-vous pour découvrir un autre représentant du « nouveau cirque » français qui jouit d'une solide réputation à l'étranger. Pour en savoir plus sur ce que l'acrobate a ressenti de ce qui émanait du public tchèque ce soir-là, à chaud, écoutons-le :
« J'ai senti un public très partagé. Comme des gens qui pouvaient s'ennuyer beaucoup et d'autres qui pouvaient être très intéressés. Je ne sais pas en fait s'ils s'ennuyaient, mais ils n'entraient pas... Comme une forme de rejet. Mais c'est très bien. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas d'être aimé, mais d'atteindre le public. S'il a une répulsion, c'est qu'il est touché. Ce qui m'intéresse au cirque, c'est de créer du chaos mental, c'est-à-dire une perturbation qui s'effectue dans le fait d'apporter des repères nouveaux dans des repères installés. Le temps d'accepter de nouveaux repères, c'est ce qui peut créer une forme de chaos mental. »
Le lien de Johann Le Guillerm avec la République tchèque est particulier et remonte à ses études : il fait partie des toutes premières générations d'artistes de cirque à avoir étudié au Centre national des Arts du cirque à Châlons en Champagne, où il a eu notamment comme professeur le mime tchèque Ctibor Turba. On écoute ses souvenirs :
« Je suis venu une première fois il y a vingt ans dans le cadre d'un film avec les studios Barrandov sur les Debureau, et Ctibor faisait les saynètes du film, les scènes de spectacle dans le film. A l'époque j'étais funambule, et il m'avait fait venir pour travailler sur ce film. A l'époque il était professeur à Châlons. Après je suis revenu il y a dix ans, invité par Ctibor et le théâtre Alfred ve dvore. C'est une ville que j'aime beaucoup, donc je suis très content de revenir et d'avoir eu une invitation à venir jouer ici. J'aime beaucoup le public, le pays, la ville, c'est donc toujours un plaisir... »
Puisque vous avez eu Ctibor Turba en tant que professeur en France, pourriez-vous dire s'il y a des différences dans l'enseignement du cirque à la tchèque ? Y a-t-il des tendances différentes ?
« Je ne sais pas si on peut parler de différences. C'était un professeur qui venait de l'Est et en soi avait déjà une culture différente... Il avait une pratique de son art qui était différente et dans un contexte difficile. Après, ce que je trouvais appréciable chez Ctibor, c'est qu'en tant que professeur, il portait les élèves dans la direction dans laquelle ils allaient, il ne cherchait pas à en faire des clones de sa personne. Et c'est précisément le rôle d'un professeur. Il était professeur d'art dramatique et d'art clownesque, donc je ne peux pas parler de techniques circassiennes proprement dites. De ce côté-là il avait beaucoup de connaissances et de pratique dans tout un éventail de disciplines d'art dramatique. »