Johannes Urzidil, homme de trois cultures
Trois littératures et trois cultures coexistaient et s'enrichissaient mutuellement à Prague avant la Deuxième Guerre mondiale. Les Tchèques, les Allemands et les Juifs qui composaient la population de la ville, lui donnaient son caractère inimitable et créaient tous ensemble un milieu culturel entré dans l'histoire sous la dénomination de Mitteleuropa. Ces trois cultures ont formé également la personnalité de l'écrivain Johannes Urzidil (1896-1970) né il y a juste 125 ans.
Les trois éléments de la culture de Prague
Fils d'un père allemand et d'une mère juive, Johannes Urzidil est prédestiné à devenir une espèce de maillon de liaison entre des ethnies et des cultures. Le journaliste Pavel Hlavatý retrace les années de jeunesse de ce Pragois qui a très tôt commencé à manifester un don littéraire :
« Son chemin n'a pas été facile. Sa mère est morte quand il n'avait que quatre ans et son père s'est remarié. Il a épousé une Tchèque et Johannes était donc formé dès son plus jeune âge par tous les trois éléments de la culture de Prague, allemand, juif et tchèque.(...) Il a étudié la germanistique à la faculté des lettres de Prague et il faudrait dire peut-être qu'il a publié ses premiers vers sous un pseudonyme déjà en 1913, donc encore avant son baccalauréat, dans le journal Prager Tagblatt, un prestigieux périodique juif de langue allemande. Il est évident que son point de départ était déjà bien prometteur. »
La clientèle illustre du café Arco
C'est le célèbre café Arco qui devient le haut lieu de la littérature pragoise de langue allemande. Cet établissement qui met à la disposition de ses clients un choix représentatif de journaux et magazines internationaux, devient une véritable pépinière de talents. Parmi les adeptes de la littérature qui le fréquentent dans les premières décennies du XXe siècle, plusieurs personnalités finiront par s'imposer sur la scène littéraire internationale. Le jeune Johannes Urzidil y rencontre entre autres Egon Erwin Kisch, Franz Werfel, Max Brod et son ami Franz Kafka.
C'est dans l'atmosphère enfumée du café légendaire et dans les vifs débats de ses amis littéraires que mûrit le talent du jeune Johannes Urzidil. A partir de 1921, il occupe le poste d'attaché de presse de l'ambassade d'Allemagne à Prague mais cela ne l'empêche pas d'écrire. Il publie d'innombrables articles dans des journaux et des revues. il est cofondateur de l'Union pour la protection des écrivains de langue allemande en Tchécoslovaquie. Il suit les antagonismes entre les ethnies tchèque et allemande dans son pays mais, comme le constate Pavel Hlavatý, son impartialité innée ne lui permet d'adhérer définitivement ni à l'une ni à l'autre partie :
« Ses sympathies changeaient selon la situation de différentes ethnies parmi lesquelles il vivait. Il penchait toujours vers cette partie de la société qui se trouvait dans une situation désavantageuse. Ainsi sous l'Autriche-Hongrie, il sympathisait avec les Tchèques mais après 1918 et la naissance de la Tchécoslovaquie, ses sympathies se sont tournées vers les Allemands des Sudètes. Dans les années 1920-30, il a critiqué d'abord en privé et ensuite publiquement dans ses articles, la position à laquelle les Allemands ont été relégués en Tchécoslovaquie. »
Ami des écrivains et artistes tchèques
En 1922, Johannes Urzidil épouse Gertrude Thieberger, fille du rabbin de Prague, qui sera sa compagne fidèle pendant le reste de sa vie. Il devient une personnalité publique mais sa vie ne manque pas non plus d'aspects secrets parce qu'il est membre de la loge maçonnique de Prague. L'historien de la littérature Martin C. Putna rappelle que cet écrivain parfaitement bilingue manifestait un vif intérêt pour la littérature et les arts tchèques :
« C'était un amateur des pays tchèques comme d'autres écrivains tchèques de langue allemande mais il est aussi amateur de la langue et de la littérature tchèques, ce qui n'était pas du tout évident à l'époque. Il jetait des ponts entre la littérature tchèque et allemande. Il était lié d'amitié avec les frères Karel et Josef Čapek, l'écrivain František Langer et avec le peintre Jan Zrzavý. Il avait beaucoup de compréhension pour les traditions tchèques et même pour les traditions à caractère très national ce qui n'était pas du tout courant chez les écrivains de langue allemande. »
Le retour de l'esprit de la Mitteleuropa
La vie de Johannes Urzdil bascule après l'occupation de la Tchécoslovaquie par les nazis. Conscient du danger qui le menace, il réussit à s'évader avec sa femme au dernier moment en Italie, puis en Grande-Bretagne et finalement aux Etats-Unis. Il n'est pas facile pour lui d'entamer une nouvelle existence dans un pays où il n'est qu'un immigré inconnu et où il doit gagner d'abord sa vie comme relieur de livres. Ce n'est qu'après la guerre, en 1950, qu'il trouve un travail satisfaisant dans la rédaction autrichienne de la radio La Voix de l'Amérique. Malheureusement, il sera encore obligé de quitter ce poste, deux ans plus tard, victime des mesures d'épuration du sénateur Joseph McCarthy. Mais, comme le dit Pavel Hlavatý, les années 1950 apportent à Johannes Urzidil aussi un regain d'intérêt pour son œuvre :
« Ses œuvres en prose n'ont commencé vraiment à paraître qu'à partir des années 1950. Avant, il n'était considéré que comme un journaliste, auteur de plusieurs monographies d'artistes, poète et auteur du livre très apprécié Goethe en Bohême. Dans les années 1950 ses œuvres en prose apportaient une atmosphère plutôt traditionnaliste. Le public et une partie de la critique appréciaient leur genre un peu suranné et nostalgique. Son œuvre s'est inséré dans le mouvement pour sauver les valeurs du passé qui était très fort à cette époque-là notamment dans le milieu allemand. Il a attiré l'attention des éditeurs allemands, ses livres ont commencé à paraître en Allemagne et on lui a décerné des prix littéraires. »
Auteur de contes, de monographies et d'essais
Johannes Urzidil publie successivement plusieurs recueils de contes, des monographies et des essais dans lesquels les lecteurs retrouvent ce que nous pourrions appeler l'esprit de la Mitteleuropa. Les récits dans une grande mesure autobiographiques réunis dans le recueil La Bien-aimée perdue sont une évocation suggestive de la vie à Prague et des désarrois d'un garçon sensible qui cherche sa place dans la vie. Dans d'autres contes, il célèbre les beautés des paysages tchèques et notamment du massif de la Šumava où il suit les traces d'Adalbert Stiffter, son écrivain préféré. Dans le recueil Le Triptyque de Prague, il raconte les vertes années et le mûrissement de trois artistes en herbe dans des récits qui sont un mélange de tragédie et d'humour.
Goethe, Stiffter et Kafka
Trois géants de la littérature allemande ont profondément marqué l'œuvre et la vie de Johannes Urzdil - Johann Wolfgang Goethe, Adalbert Stiffter et Franz Kafka. Mais tandis que les deux premiers étaient des illustres figures du passé, Franz Kafka était son contemporain et son ami. Johannes Urzidil est un des premiers lecteurs qui se rendent compte de la valeur universelle de l'œuvre de cet ami qui est encore pratiquement inconnu. Plus tard, il lui consacrera un livre d'essais et il en parlera aussi dans un entretien qu'il mènera à New York avec le journaliste et écrivain Ferdinand Peroutka :
« Kafka a touché d'une façon quasi religieuse l'âme universelle. Il a surpassé les écrivains comme Proust ou Joyce auxquels il est parfois comparé, par sa personnalité religieuse. C'est un homme de lettres religieux, ce n'est pas un écrivain dans le sens courant du mot. C'est un écrivain universel. Déjà lors de ses obsèques, Max Brod et moi, nous avons remarqué qu'il parviendrait à une notoriété internationale. C'était à l'époque où ses œuvres étaient très peu connues. Il a touché la problématique universelle de l'insécurité dans l'âme de l'homme moderne qui est victime d'un bureaucratisme quasi cosmique, un bureaucratisme qui s'est généralisé et qui le détruit. »
Un citoyen du monde
Dans les années 1960, les valeurs de l'œuvre de Johannes Urzidil sont donc finalement reconnues. Ses livres sont publiés et traduits dans plusieurs langues dont le tchèque et le français. Lauréat de plusieurs prix littéraires, il entreprend plusieurs tournées de conférences en Europe. Mais il ne reviendra jamais en Tchécoslovaquie dont le régime communiste lui répugne car il le considère comme une barbarie. Il ne reverra donc jamais Prague, sa bien aimée perdue. Il meurt en 1970 lors d'une tournée de conférences en Italie et il est inhumé au Vatican. Cet amoureux de Prague est donc devenu citoyen du monde. Chassé de son pays et déraciné, il a emporté sa patrie dans ses souvenirs et l'a fait revivre magistralement dans ses livres. Il a dit :
« Mon foyer est là où j'écris. »