Karlovy Vary 2016 : Laurent Bécue-Renard, à la recherche du cinéma
Cinéaste reconnu pour son exploration de l’héritage des guerres dans les esprits, Laurent Bécue-Renard était l’un des trois membres du jury de la catégorie documentaire au festival international du film de Karlovy Vary, dont la 51e édition s’est achevée le week-end dernier. Au sein de l’hôtel Thermal, le monumental centre névralgique du festival, Radio Prague a eu l’opportunité de rencontrer l’auteur de « De guerres lasses » et de « Of Men and War », les deux premiers volets de sa trilogie intitulée « Une généalogie de la colère ». Au cours de cet entretien, Laurent Bécue-Renard a évoqué son travail de cinéaste, sa mission de juré mais également son expérience du Prague révolutionnaire de 1989 :
« C’est une journée bien agréable parce que, quand on est juré, on est très bien pris en charge, sans doute parfois mieux qu’un réalisateur. On regarde deux à trois films par jour dans le cadre de la compétition, plus les films qu’on a envie de voir en dehors de notre travail. On discute cinéma avec nos co-jurés, ce qui est aussi très sympathique. Et on profite de cette ville magnifique. »
Qu’est-ce que vous attendez des films documentaires qu’on vous projette ?
« C’est paradoxal pour moi : j’ai tendance à rejeter le mot documentaire. Je fais du cinéma. J’ai jamais eu l’idée, la sensation, le sentiment, la volonté de faire du « documentaire ». Parce que dans mon cinéma, je ne documente rien. Je raconte des histoires et je fais un travail d’écriture de récit avec une matière qui est sensiblement différente de la matière de ce qui s’appelle la fiction. Mais en fait, j’invente aussi, pas parce que je dis des choses fausses, mais parce que je fais un récit.
Cette précision étant faite, dans ma mission de juré, je cherche le cinéma. Je cherche à être emporté dans un récit auquel je ne m’attends pas. Je ne lis pas les résumés, je ne sais rien du film que je vais voir avant d’entrer dans la salle, ni même le nom de l’auteur. J’aime bien être totalement vierge, en tout cas vis-à-vis des films que je vais voir. Après, c’est une question de sensibilité. On n’est pas là pour juger. On est là pour évoquer ce qui nous touche, en tant que cinéaste dans mon cas. Les deux autres jurés, l’une est productrice (Sigrid Jonsson Dyekjær, ndlr), l’autre programmatrice de festival (Hana Kulhánková, qui programme le festival Jeden Svět, ndlr). Donc, chacun à notre place dans le cinéma, on a des sensibilités différentes, auxquelles s’ajoutent bien sûr les différences culturelles qui vont du Danemark, à la République tchèque en passant par la France. Et après on discute, on discute de ce qu’on a vu, de ce que cela nous raconte, comment cela nous le raconte. On verra à la fin, pour l’instant, on sent que nous avons des convergences. »
C’est quelque chose d’être membre du juré, c’est quelque chose d’autre de présenter son film dans un festival. Vous avez déjà été dans cette position avec vos films, et même ici à Karlovy Vary avec « De guerre lasses ». Qu’est-ce que cela représente montrer son film en festival quand on est réalisateur ?
« Je pense que cela varie beaucoup d’un réalisateur à l’autre. Il se trouve que je passe de nombreuses années sur les films que je réalise. En l’espèce, pour « Of men and War », qui était le dernier, qui était présenté en sélection officielle à Cannes, il s’était écoulé dix ans depuis l’idée et jusqu’à la présentation à Cannes. Le parcours en festival est une socialisation ou re-socialisation par le biais de votre film. Ce sont des rencontres avec le public, qui, pour moi en tout cas, sont vitales. Elles permettent aussi parfois de comprendre des tenants et des aboutissants qui ne sont pas forcément conscients. Le fait de retourner devant le public, de remettre sur les chevaux sensiblement toujours les mêmes questions, puisque le public forcément pose des questions similaires, puisqu’il voit le même film, cela vous oblige à penser votre travail du point de vue du spectateur. Et je trouve que cela vous fait beaucoup progresser. Cela a une vertu analytique en tout cas. C’est vrai quand vous tournez dans votre propre pays et c’est aussi vrai quand vous tournez dans le monde entier avec votre film. Et moi, j’aime beaucoup ça. Surtout, j’aime bien la scène que cela représente au sens théâtral. Vous ne pouvez pas vous contentez de répondre par oui ou par non, parce que les gens sont venus, ils ont payé leur place. Mes films sont relativement longs, donc ils concentrent deux heures et demie de leur temps à voir ce que vous avez à dire. Donc je pense que vous devez faire le show. Il ne s’agit pas d’avoir des plumes, mais il s’agit d’être dans la rencontre, véritablement. Et toute question est bonne à poser, sachant que ce n’est pas toujours facile pour un spectateur de prendre la parole en public. Même des questions qui en apparence pourraient être négatives, ou considérées comme telles, ont le mérite de vous demander une réponse. Cela peut être pour vous une manière de gagner des points, pas seulement avec la personne qui vous pose la question « négative », mais vis-à-vis des autres spectateurs qui auraient pu se la poser, ou se la poseraient plus tard. C’est don contre don, comme on dirait analyse contre analyse, transfert contre transfert. Il se passe quelque chose d’analytique sur la scène des questions-réponses. Je trouve que pour un cinéaste, c’est quand même une expérience unique. Je sais qu’il y a des camarades qui n’aiment pas ça, moi ce n’est pas le cas. Par contre, en tant que jurés, on a pris comme règle de ne pas rester aux questions-réponses, pour rester sur le film. »Pourquoi vous êtes-vous intéressé à travers votre travail aux traumatismes qui touchent les gens après les guerres, en Bosnie d’abord avec « De guerre lasses », aux Etats-Unis avec « Of Men and War » ?
« Il se trouve qu’après un parcours singulier dans les années 1980-1990, où j’avais été sur des lieux de révolution, en Chine, en Europe centrale, ou de transition plus ou moins pacifique, notamment en Afrique du Sud, j’avais fini ce voyage singulier en Bosnie pendant la guerre. Il a fallu me rendre à Sarajevo et y passer une grande partie de la dernière année de la guerre pour me rendre compte qu’il y avait quelque chose de très familier dans cette expérience de la guerre, que j’avais sans doute, comme tous les contemporains, reçu en héritage. Et c’est à l’issue du séjour de guerre en Bosnie que j’ai voulu travailler l’héritage psychique de la guerre. Je n’étais pas cinéaste à l’époque et si le cinéma s’est imposé à moi, c’est parce que je souhaitais que les mots soient incarnés. Beaucoup choses se transmettent par la parole mais les choses se transmettent aussi par un langage corporel, une présence ou une absence. Et donc c’est le cinéma qui s’est imposé à moi. Je n’ai pas eu besoin d’y réfléchir plus que cela. Avant j’écrivais des nouvelles à caractère littéraire, mais c’est dans le cinéma que j’ai trouvé un langage pour exprimer ce que je ressentais. »Vous étiez en Tchécoslovaquie en 1989. Vous pouvez nous raconter votre expérience de la Révolution de velours ?
« En fait, j’étais comme beaucoup de gens devant ma télévision en novembre 1989 quand le mur est tombé. J’étais un jeune homme, j’avais 23 ans. J’avais déjà été à la révolution en Chine populaire au mois de juin précédent. J’ai voulu en être le témoin. Donc je suis parti à Berlin, où je suis resté peut-être une quinzaine de jours. De Berlin, j’avais les échos de ce qui se passait à Prague en même temps. Ayant effectué une petite enquête à Berlin, ayant pensé que j’avais vu ce que je voulais voir, je suis parti, j’ai pris le train de nuit. Je suis arrivé un beau matin place Venceslas en Tchécoslovaquie. A l’époque, la plupart des journalistes étaient à Berlin. A Prague, il n’y avait pas tant de journalistes occidentaux que cela. On était peut-être une dizaine avec les observateurs. Et j’ai eu accès à tout. Donc j’étais en permanence avec ce qui allait devenir le président Havel, et ses acolytes, Jiří Dienstbier, Monika Pajerová… C’était passionnant parce que, eux n’étaient pas très connus des Tchèques. Dans la rue, ils n’étaient pas alpagués, il n’y avait pas Internet, on ne les voyait pas à la télévision. Evidemment, c’est une révolution qu’on a appelée « de velours » mais ce n’est pas juste des mots. C’était le sentiment qu’on avait. Tout cela était extrêmement exaltant et pacifique. En plus, il faisait un temps magnifique. Il tombait de la neige la nuit, il y avait du soleil dans la journée. La ville était vraiment resplendissante. Eux, leur quartier général était un théâtre. Il y avait quelque chose d’extrêmement littéraire et romantique, surtout pour un jeune homme. Cela a été une période tout à fait exaltante, les semaines que j’ai passées à Prague, comme il n’y avait pas touristes en plus. J’avais une chambre à l’hôtel Evropa, pour quelques kopecks si je puis dire, et mon balcon donnait sur celui d’où Havel et ses comparses haranguaient la foule.Cela a été une période passionnante et aussi, pour le jeune politologue que j’étais à l’époque, c’était une leçon, sur le fait que toutes les révolutions ne sont pas nécessairement amenées à entraîner un bain de sang. Même pour aujourd’hui par exemple, où le politique est quand même très dévalorisé, il y avait le sentiment que le geste et la parole politique pouvaient accomplir quelque chose. Et quelque chose de totalement révolutionnaire. Bon, on a appris plus tard, des années et des années plus tard, que tout cela n’était pas aussi clair que ça, que l’ancien pouvoir communiste peut-être œuvrait au départ dans l’ombre et qu’il a été dépassé par ce qu’il a engendré. Mais cela ne changeait rien à la nature de ce qui se passait et à la qualité des intervenants qui étaient là. J’en garde une expérience très heureuse. Je suis retourné à de nombreuses reprises dans les années qui ont suivi pour suivre le processus de la jeune démocratie tchécoslovaque et toujours avec un plaisir manifeste. Et après, mon chemin m’a entraîné à Sarajevo et c’est la Bosnie qui a occupé ma vie dans les années qui ont suivi… »