Karlovy Vary 2016 : le cinéaste Philippe Lesage exorcise ses « Démons »
La programmation du festival de Karlovy Vary, dont la 51e édition s’achève ce samedi, propose pas moins de quatre films québécois cette année, dont l’un en compétition officielle. Parmi ces longs métrages, il y a notamment « Les Démons », du cinéaste Philippe Lesage, qui explore les peurs et les angoisses du monde de l’enfance. Le réalisateur, déjà auteur de plusieurs films documentaires remarqués, était présent dans la célèbre station thermale de Bohême de l’Ouest pour présenter son œuvre, projetée dans la catégorie du choix de la critique du magazine Variety, et Radio Prague en a profité pour le rencontrer :
Ces « Démons », ce sont toutes ces peurs, rationnelles et irrationnelles, auxquelles est confronté un enfant ?
« Oui, c’est entre autres cela. C’est les peurs réelles, c’est les peurs imaginaires aussi. En fait, je pense que l’angle du film, sans vouloir le réduire ou d’enlever une possibilité d’interprétation chez quelqu’un d’autre, c’est beaucoup aussi sur l’éveil de la sexualité d’un enfant qui se rend compte qu’il est aussi confronté à la sexualité des adultes avec tout ce que cela a un peu de mystérieux et d’inquiétant. Je pense que le fait d’apprendre à vivre avec ça, dans un monde qui est très sexualisé, c’est aussi un apprentissage. C’est quelque chose de fondamental dans la vie. Il y a peut-être quelque chose de très freudien dans tout cela. Je pense effectivement qu’on est guidé par des forces pulsionnelles constantes et qu’on doit gérer. Je crois qu’il y a aussi beaucoup d’anxiété qui vient de tout cela et de tous les filtres qu’on essaie de mettre sur notre sexualité. »Cette sexualité est représentée à travers une version déviante, la pédophilie, et à travers la construction de l’identité, le rapport à ce qu’est l’homosexualité, l’hétérosexualité. Ce sont des questions que vous vous êtes posé ?
« Oui, la question de l’orientation sexuelle est quelque chose que je me suis posé quand j’étais jeune. Vous savez, la sexualité est un mouvement. C’est cela qui est intéressant, c’est que c’est quelque chose qui change. Le rapport à la déviance est quelque chose d’autre. S’il y a une histoire de pédophilie, c’est que j’étais assez terrorisé par cela quand j’étais jeune. Cette notion qu’il y avait, c’était la première génération où on commençait à parler de tout cela.
J’ai fait l’exercice de m’interroger– cela sort un peu des clichés du vieux garçon pédophile qui vit chez sa grand-père -, d’essayer de me mettre carrément dans la peau d’un personnage comme cela. Qu’est-ce qui doit se passer dans la tête de ces gens ? Y-a-t-il quand même une parcelle de culpabilité, de questionnement, d’angoisse ? Je crois que oui. Je ne pense pas nécessairement à des gens qui commettent des trucs en série. Mais je pense que, comme tout le monde, ces gens ont des remords par toute sorte de choses, par rapport à ce qu’ils vivent, par rapport à leur différence. Alors je trouvais intéressant d’explorer cette dimension. Et je trouvais aussi intéressant de mettre en parallèle un enfant qui développe son empathie. Car un enfant, cela peut faire toute sorte de conneries, c’est des petits monstres en puissance, ça peut blesser, ça peut faire mal aux autres pour le plaisir de la chose, par ennui. Alors il y a un parallèle aussi à faire entre ça et un comportement un peu déviant. Est-ce les gens qui sont ‘déviants’ ne seraient pas des enfants qui n’auraient pas bien assimilé l’ordre plus symbolique des choses ? Des gens qui n’ont pas nécessairement appris à faire la différence entre le bien et le mal, où le surmoi est un peu étriqué, tordu. Je ne pense pas que mon film tombe dans la psychologie du tout, mais cette dimension du côté obscur des êtres humains m’intéresse. Cela m’intéresse comme cela pourrait intéresser un écrivain.C’est aussi le mouvement, si on met de côté cette question des déviances. Je m’intéresse aussi au fait que les choses sont en mouvement. La façon dont je vois mon enfance maintenant n’est pas la façon dont je vais la voir dans dix ans et ce n’est certainement pas la même façon dont je l’aurais aussi vue il y a dix ans. Que cela soit le mouvement de personnalités qui changent, mais aussi cette sexualité qui est toujours en transformation, cela me fascine en fait. »
Pour Félix, le protagoniste principal de votre film, on a l’impression que la famille constitue une sorte de refuge, la famille, en tout cas ses relations avec ses frères et sœurs…« Oui, je pense que la famille est un élément très important dans le film. C’est un peu la raison pour laquelle mon personnage vit les choses de façon un peu intense. Il n’est pas non plus dans la tragédie. Parce qu’il est justement entouré. Il est entouré dans une famille où il y a fondamentalement de l’amour. Je pense que si les parents sont absents ou très peu présents dans le film, on ressent tout de même l’amour des parents et d’ailleurs le film se termine là-dessus. »
Souhaitez-vous dans des prochains films continuer à explorer ce domaine de l’enfance ?
« Dans mon prochain film, je m’en vais dans l’adolescence et je m’intéresse encore beaucoup à l’apprentissage de la vie sentimentale et sexuelle. Je m’intéresse aux premiers amours. Evidemment je touche à toute sorte de choses. C’est un frère et une sœur qui traversent un peu leur chemin de croix car le premier amour est toujours un peu un échec. »
Il y a trois ou quatre films québécois qui sont présentés à Karlovy Vary et c’est régulièrement le cas à chaque édition du festival. Cela dénote une certaine vitalité de ce cinéma…
« Je pense que ce qui est extraordinaire au Québec et au Canada en général, c’est qu’on finance des films, on finance aussi des films qui ne sont pas destinés à un grand public, dont on sait très bien qu’ils ne feront pas un grand box-office. Mon cas, par rapport aux ‘Démons’, n’est pas une exception. C’est un peu le lot de beaucoup de cinéastes. Mais ils continuent tout de même de financer des films qui voyagent, qui sont vus partout dans le monde dans les festivals. Mon film a quand même voyagé dans une quarantaine de festivals jusqu’à maintenant. Ils soutiennent encore de l’art en fait et je crois que cela fait une grande différence. On est une poignée à voyager beaucoup avec nos films. Ce qui est intéressant, c’est aussi de voir la diversité de tout cela. On fait tous des films très différents. Il n’y a pas vraiment une tonalité. On pourrait dire souvent qu’on fait des petits films un peu ‘dark’, un peu sombre, mais je réfute un peu çà aussi. Je pense que Xavier Dolan fait quelque chose de tellement différent de ce que je fais, pareil pour Denis Côté. Je pense que c’est effectivement un cinéma qui est riche de par cette diversité. C’est un cinéma qui a aussi besoin du soutien de l’Etat pour survivre sinon on se ferait bouffer par les Américains comme tout le monde. »Quelle est votre expérience du festival de Karlovy Vary jusqu’à présent ?
« C’est vraiment chouette, je suis vraiment content car les salles sont pleines. De voir des gens assis par terre, cela m’a vraiment touché. Parfois, on parcourt des milliers de kilomètres pour se retrouver devant des salles clairsemées. Ici, cela met vraiment de bonne humeur ! De voir que autant de gens sont venus à la projection du film, cela m’enchante. Je connais très peu la République tchèque, cela me donne le goût d’en apprendre plus. Evidemment, j’aimerais avoir le temps d’aller à Prague. Ce que j’ai trouvé très drôle, c’est ma première impression, c’est qu’on m’a donné une bouteille d’eau minérale. Cela m’a fait penser à Tintin ! Quand il visite un pays, la Syldavie, qui est peut-être inspirée de l’ancienne Tchécoslovaquie ! La présence de l’eau minérale, cela m’a quand même fait sourire ! Mais sinon je trouve que le public est très intéressé, curieux… Je trouve qu’il y a beaucoup de jeunes aussi. Vraiment, culturellement, il y a de la vie ici ! »