La deuxième vie de Trude Sojka en Equateur
En 1945, à la libération des camps, Trude Sojka a 36 ans. Survivante d’Auschwitz, elle vient de perdre sa fille, âgée de quelques jours à peine. La plupart des membres de sa famille, dont son mari, ont péri dans les camps. C’est à des milliers de kilomètres de la Tchécoslovaquie, en Equateur, qu’elle trouvera finalement refuge, auprès de son frère. C’est également dans ce pays que Trude Sojka se réinventera une vie nouvelle, une vie de création artistique. Le Mémorial de Terezín expose actuellement plusieurs de ses œuvres sous le titre « Holocauste et maternité ». Pour évoquer cette exposition ainsi que la vie de Trude Sojka, Radio Prague s’est entretenu avec sa petite-fille Gabriela Steinitz qui, avec sa mère, entretient la mémoire de sa grand-mère.
« La première chose dont je me souviens d’elle, c’est de la voir dans son atelier d’artiste en train de sculpter, de peindre, en écoutant de la musique. Souvent c’était de la musique tchèque, Dvořák, Smetana… Je lui posais beaucoup de questions mais elle ne voulait pas être dérangée. Je me souviens d’elle aussi à la cuisine : elle aimait beaucoup faire des spécialités tchèques, juives, d’Europe centrale en général. J’adorais son ‘štrůdl’ ! »
Les « štrůdl » des grands-mères, c’est classique et incontournable !
« Exactement ! Plus tard, elle m’a appris à peindre et à dessiner. Ensemble, on faisait aussi beaucoup de sculptures en céramique. Voilà mes premiers souvenirs d’elle. »
Votre grand-mère était une survivante de la Shoah. Quand a-t-elle commencé à créer ? Après cette expérience traumatique ?
« Elle a toujours été artiste. On a découvert récemment un petit carnet avec des dessins qu’elle a faits en Suisse où elle avait été envoyée en internat par ses parents. Elle a toujours aimé dessiner. Elle voulait devenir peintre, mais son père n’était pas d’accord. A l’époque, pour une jeune fille de bonne famille, ce n’était pas bien considéré. »« Elle d’abord fait des études d’économie. Elle nous racontait toujours une anecdote de ces cours. Elle dessinait souvent son prof et celui-ci, voyant un jour qu’elle n’était pas concentrée, est allée la voir et a découvert un magnifique dessin de lui-même dans son cahier. Il a parlé à son père et a dit : ‘Cette fille doit aller aux Beaux-arts !’ C’est ce qui s’est finalement produit. Elle est partie à Berlin. C’était dans les années 1930. Elle a étudié la sculpture auprès de Käthe Kolwitz, une artiste allemande reconnue. Voilà sa première expérience avec l’art. »
« J’ai aussi entendu le récit d’une historienne qui a fait des recherches dans le dernier camp où elle était. Elle y a découvert des dessins d’une déportée appelée Trude, qui était tchèque comme ma grand-mère. Donc il est fort probable que ce soient ses dessins. »
Mais on peut dire que sa carrière artistique s’est vraiment développée après cette expérience des camps…
« Tout à fait. »
Dans quelle mesure cette expérience a-t-elle eu une influence sur ses sujets et sa technique ?
« Sa technique était le ciment, une matière très brute. C’est aussi très dur à travailler. Je pense que c’était l’idéal pour elle. En plus cela sèche très vite, donc cela veut dire qu’il lui fallait travailler de manière très spontanée. C’est ce qu’elle cherchait, à exprimer ses sentiments. C’est une artiste expressionniste donc elle ne cherche pas la perfection des traits, elle n’essaye pas d’être réaliste, mais fait des choses plus schématiques. Dans le ciment, elle a trouvé une matière parfaite pour faire des formes en relief et pour parvenir à mélanger sculpture et peinture. »
A l’heure actuelle se déroule au Mémorial de Terezín, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Prague, une exposition d’œuvres de Trude Sojka intitulée « Maternité et holocauste ». Que recouvre ce titre surprenant à bien des égards ?
« On avait pensé à différents titres pour l’exposition. On avait également évoqué l’idée du renouveau constant, car dans l’œuvre de ma grand-mère, on retrouve souvent le motif des spirales qui représentent sa vie : les échecs, la mort, la recherche d’une façon de s’en sortir en dépit des problèmes, les camps, la joie d’avoir une enfant et le renouveau en Equateur. En arrivant dans ce nouveau pays, elle a dû tout recommencer à zéro. »« Finalement, on a choisi un titre plus explicite. Elle a en effet eu un enfant dans le dernier camp de concentration où elle a été déportée. La dernière année, avant la fin de la guerre, elle était enceinte. Dans beaucoup de ses tableaux, elle exprime cette expérience horrible d’avoir eu l’enfant et de l’avoir perdu après la Libération. C’est un peu une métaphore parfaite de ce renouveau, de cette naissance et mort constantes. »
« En outre, le musée de Terezín expose de nombreuses œuvres d’enfants. Il y avait beaucoup de familles dans ce camp. On a donc pensé que pour faire davantage écho à cet endroit, il fallait que l’exposition aille dans ce sens de la maternité, de l’enfant et de la femme dans les camps de concentration. »
En effet, on a du mal à s’imaginer la situation et les conditions. Comment peut-on être mère dans un camp de concentration ? Comment peuvent s’y développer des sentiments maternels ? Peut-on survivre à la perte d’un enfant ? Et puisqu’on parle des femmes, pour les survivantes, comment avoir un enfant après l’expérience des camps ? Vous êtes la preuve que cela était possible puisque votre mère est la fille de Trude Sojka. Mais ces questionnements peuvent correspondre au thème de l’exposition…
« C’est cela. D’une part, avoir des enfants. Mais aussi, il y a le thème de la femme en tant que personne forte. En Equateur, jusqu’à aujourd’hui, les femmes sont considérées inférieures aux hommes, il y a beaucoup de machisme. Mais le fait que ce soit une femme, survivante de la Shoah, et une femme artiste, c’est quelque chose qui était important à souligner dans cette exposition. Une femme équatorienne, une femme forte… Ce sont autant d’aspects de son identité de femme. »Réfugiée en Equateur, votre grand-mère y a obtenu la nationalité. Pour elle, l’Equateur a été une deuxième vie. Il y a eu l’avant et l’après.
« Absolument. C’était totalement différent. Elle voulait oublier tout ce qu’elle avait vécu en Europe. Et d’ailleurs, elle n’est jamais revenue ni en République tchèque ni en Europe. »
Comment était-elle considérée en tant qu’artiste en Equateur ?
« Ma grand-mère est venue en Equateur pour y rejoindre son frère qui y vivait depuis 1938 avec sa femme. Ils ont créé ensemble un magasin d’artisanat d’art avec des sculptures et œuvre d’art typiquement équatoriens. En arrivant, ma grand-mère a tout de suite travaillé avec eux. Elle a découvert des artistes équatoriens par ce biais. Elle a été fascinée par la culture équatorienne, par les traditions des Indiens, les motifs incas etc. Elle s’en est beaucoup inspiré ce qui a donné un mélange entre son style européen et expressionniste et le style équatorien. Beaucoup d’artistes la considéraient comme un peu spéciale. »
« En plus, au début, elle ne parlait pas l’espagnol qu’elle a appris peu à peu. Elle ne s’intégrait pas trop, même si elle s’intéressait à la culture. Et elle n’était pas considérée comme une artiste équatorienne. Petit à petit, elle a commencé à donner des cours à des artistes locaux, même à un des plus connus dans le pays, Oswaldo Guayasamín. Elle a gagné un peu plus de notoriété. Mais elle n’est jamais devenue très connue. En plus, elle s’enfermait dans son atelier et travaillait beaucoup et n’avait que peu de contacts avec les autres. »« En tant que femme elle a aussi eu du mal à faire des expositions. Même si elle a réussi en faire quelques-unes, en Equateur, aux Etats-Unis où était une de ses filles et en France. »
Dans quelle mesure est-elle reconnue dans son pays d’origine, en République tchèque ? Vous faites personnellement ce travail de la faire connaître dans le pays justement...
« Elle est à peine connue pour l’instant. Mais j’espère que ça va venir. Quand ma grand-mère est morte, ma mère, qui a fait des études d’histoire de l’art à Paris, a commencé à étudier l’œuvre de ma grand-mère. Beaucoup de critiques d’art et de personnes qui s’intéressaient à l’art, sont venus voir ses œuvres et se sont rendu compte que ce n’était pas seulement un témoignage d’une survivante ou du bricolage. Ils ont réalisé que c’était une œuvre spéciale, par la technique, par l’utilisation du ciment, de matériaux recyclés. C’était une des premières femmes artistes équatoriennes à utiliser du verre cassé, du métal etc. Par son style aussi, les couleurs utilisées, la quantité d’œuvres réalisées… »« Plusieurs expositions lui ont été consacrées en Equateur après sa mort. Une de ses œuvres se trouve à Yad Vashem en Israël, d’autres sont restées aux Etats-Unis. On commence à reconnaître son talent. Donc, j’espère que les Tchèques vont découvrir qu’une de leurs compatriotes a développé son art en Equateur après la Deuxième Guerre mondiale. »
Pour s’en convaincre, ils peuvent se rendre au Mémorial de Terezín jusqu’au 9 juin.