La mort de Camus, un accident de la route ou un attentat ?
Le 4 janvier 1960 une voiture de sport conduite par Michel Gallimard, neveu du célèbre éditeur, avec à bord la femme et la fille de ce dernier ainsi que l’écrivain Albert Camus, heurte un arbre à pleine vitesse. Albert Camus meurt presqu’aussitôt, Michel Gallimard mourra au bout de cinq jours à l’hôpital. La police qualifiera cette tragédie d’accident de la route dû à la rupture d’un essieu. Pourtant, vingt ans plus tard, l’écrivain tchèque Jan Zábrana écrit dans son Journal que, selon une source crédible, la mort de Camus n’était pas un accident mais un attentat.
Une profonde admiration pour Albert Camus
La vie de Jan Zábrana (1931-1984) ressemble à celles d’ autres intellectuels tchèques qui n’ont pas sacrifié leur liberté de pensée et de création à la possibilité de pouvoir publier leurs textes sous le régime communiste. Issu d’une famille persécutée pour des raisons politiques, il n’est pas admis à la faculté des Lettres de Prague et ne peut publier ses vers que dans la courte période de libéralisation entre 1965 et 1969. Il investit donc ses forces créatrices dans la traduction et traduit en tchèque de façon inégalable toute une série de chefs d’œuvre d’auteurs russes dont Pasternak et Babel. Sa femme Marie Zábranová rappelle que parmi les auteurs qu’il admirait profondément il y avait aussi Albert Camus :« Il parlait très souvent d’Albert Camus parce que c’était un auteur qui lui était très proche. Il a lu L’Etranger à seize ans et dans ses Journaux Camus est mentionné plusieurs fois. Jan Zábrana et l’écrivain Josef Jedlička, son ami, adoraient Camus, ne le cachaient pas et n’arrêtaient pas d’en parler. L’intérêt de Jan Zábrana pour Albert Camus et l’attention qu’il a prêtée à sa mort étaient donc tout à fait naturels. »
Pendant de longues années, Jan Zábrana confie ses pensées et ses observations à son Journal intime qui ne pourra paraître cependant qu’en 1992 donc huit ans après sa mort. C’est en été 1980 qu’il constate avoir appris d’un homme bien informé que la mort d’Albert Camus en 1960 aurait été provoquée par les services secrets soviétiques, le KGB, qui aurait trafiqué la voiture de Michel Gallimard. Il écrit notamment :« L’ordre de liquider Albert Camus aurait été donné personnellement par le ministre de l’Intérieur Chepilov qui voulait se venger pour l’article publié en mars 1957 dans Franc-Tireur et dans lequel Camus a accusé Chepilov d’être un des responsables de ce qui s’était passé en Hongrie l’année précédente. Le KGB aurait mis trois ans à préparer et à réaliser cette opération, mais finalement il a si bien réussi que le monde pense jusqu’à nos jours que Camus est mort dans un banal accident de route qui peut arriver à n’importe qui. »
Les sources d'information de Jan Zábrana
C’est sans doute pour des raisons de sécurité que Jan Zábrana ne publie pas dans son journal le nom de la personne qui lui a révélé cette information. Il se limite à constater que son informateur s’est déclaré absolument sûr de la véracité de ses affirmations. Selon Marie Zábranová, à l’époque son mari était en contact avec plusieurs chercheurs spécialistes de la langue et de la culture russes et son interlocuteur pouvait donc être l’un d’eux :
« Jan Zábrana dit dans son Journal qu’il s’agit d’une source crédible. Je sais qu’il entretenait des contacts avec des russisants émigrés dont le professeur George Gibian qui était universitaire aux Etats-Unis et avec le professeur Jiří Zuzánek qui vivait et travaillait au Canada. Le professeur Gibian est mort, Jiří Zuzánek est encore en vie et j’ai échangé avec lui un e-mail à ce sujet mais il n’en savait rien. Il avait été pourtant en contact avec Jan Zábrana. Mais il y avait encore un autre russisant Jiří Barbaš qui était traducteur. Malheureusement il est mort. Et quand j’ai commencé à faire des recherches pour savoir qui avait donné cette information à Jan Zábrana, on m’a dit que Jiří Barbaš était bien informé et que cela aurait pu être lui. »
L’hypothèse de l’écrivain Giovanni Catelli
L’affaire resurgit en 2011 lorsque l’écrivain italien Giovanni Catelli, qui a vécu quelque temps en Tchéquie, emploie le passage tiré du Journal de Jan Zábrana pour appuyer dans le Corriere della Sera son hypothèse de l’attentat contre Albert Camus. Et deux ans plus tard il publie un livre intitulé Camus deve morire – Camus doit mourir qui sera réédité en 2019 en France sous le titre La mort de Camus. Journaliste et traductrice tchèque établie en Italie, Vědunka Lunardi résume ainsi l’hypothèse que Giovanni Catelli développe dans son livre :
« Selon Giovanni Catelli, l’attentat était possible parce que Camus retournait au petit matin avec son éditeur Gallimard et sa famille à Paris. Ils avaient fêté ensemble l’anniversaire de la fille de Gallimard. Leur voiture était stationnée pendant tout ce temps devant leur hôtel et n’importe qui aurait pu la trafiquer. Selon l’épouse de Gallimard, à un moment donné quelque chose a craqué et la voiture a heurté un arbre près de la route. Albert Camus est mort presque sur le coup. Selon Catelli, plus précisément selon les sources de Jan Zábrana, la police politique soviétique, le KGB, aurait installé dans la voiture un mécanisme qui aurait crevé le pneu d’une roue au moment où la voiture aurait atteint une certaine vitesse. La police française a cependant qualifié cette tragédie de simple accident de la route et ne s’en est plus occupé. »Les questions sur le motif de l’attentat
Quel a donc été, selon Giovanni Catelli, le motif de ceux qui auraient éliminé le célèbre écrivain français, prix Nobel de littérature ? Il est sans doute vrai que Camus était mal vu par les autorités soviétiques et par certains partis communistes de l’époque mais était-ce suffisant pour employer un moyen aussi extrême que l’assassinat d’un écrivain qui était un ancien communiste ? Vědunka Lunardi rappelle que Camus a adhéré au PCF en 1944 pour rompre avec les communistes français un an après seulement :« A partir de ce moment-là il a été un grand critique du parti communiste de même que de la politique coloniale de la France. Il a contribué entre autres à la publication du roman Le docteur Jivago de Boris Pasternak en Occident. Camus a fermement critiqué l’intervention contre le soulèvement hongrois noyé dans le sang en 1956 et a cité dans un article même le nom du ministre soviétique des Affaires étrangères de l’époque Dmitri Chepilov. Selon certaines opinions, il se peut que le ministre Chepilov ait voulu se venger. (...) Les partis communistes français et italien, qui étaient très forts à l’époque, n’ont pas condamné l’intervention en Hongrie. Beaucoup d’adhérents les ont cependant quittés et l’opinion a commencé à se méfier de ces partis qu’elle avait d’abord considérés comme un barrage contre le fascisme. Et c’est pourquoi, Camus était tellement incommode pour eux. »
Selon Giovanni Catelli, c’est donc le ministre Dmitri Chepilov qui a donné l’ordre aux services secrets soviétiques d’assassiner Albert Camus. Et Catelli va encore plus loin en affirmant qu’un tel attentant ne pouvait être réalisé par les seuls agents du KGB sans le concours des services secrets tchécoslovaques et même français de l’époque.
Une information crédible ou une théorie du complot ?
Sa théorie est cependant mise en cause par l’historien et journaliste tchèque Petr Zídek, qui analyse l’affaire dans le journal Lidové noviny et cherche à baser ses conclusions sur les faits concrets. A son avis, c’est le rôle du ministre Dmitri Chepilov, selon Capelli commanditaire de l’attentat contre Camus, qui est l’argument le moins crédible de toute cette théorie. Petr Zídek souligne que Chepilov n’avait pas le pouvoir nécessaire pour imposer une telle opération de portée internationale car à cette époque il n’était plus ministre. Tombé en disgrâce parce qu’il avait conspiré contre Khrouchtchev, il a été affecté au Kirghizistan ce qui équivalait à l’exil politique.Et Petr Zídek de répertorier et d’examiner aussi d’autres détails de l’affaire pour démontrer qu’il serait extrêmement difficile sinon impossible pour le KGB d’organiser une telle opération. Il constate notamment que Camus n’a décidé d’accompagner Gallimard qu’au dernier moment et que les agents secrets n’ont donc pas disposé du temps nécessaire pour préparer leur action, et il met en doute aussi l’existence du mécanisme ingénieux qui devait provoquer l’accident et n’a pas été retrouvé. Il démantèle également la théorie extrêmement improbable de la complicité des services secrets tchécoslovaques et français, théorie qui impliquerait dans l’affaire des personnalités jusqu’aux sommets de la hiérarchie politique et même le président Charles de Gaulle. Et il conclue :
« En somme il s’agit d’une théorie du complot semblable à celles qui cherchent si souvent à élucider les décès tragiques et fortuits des célébrités par une intervention d’instigateurs agissant dans les coulisses. Résignons-nous à l’idée que la mort d’Albert Camus a été causée par une panne technique et la trop grande vitesse de la voiture dans laquelle il voyageait. »
Il est évident que les circonstances de cette tragédie, qui a coupé brutalement deux vies et une des carrières littéraires les plus brillantes du XXe siècle, continuera encore à intriguer les chercheurs et à alimenter l’imagination des amateurs de théories du complot. Et résignons-nous aussi à l’idée que l’affaire ne pourra pas être vraiment élucidée qu’après l’ouverture des archives du KGB, ce qui n’est pas pour demain.