La révolution de velours : onze ans après
Il a fallu onze ans (ou soixante et un, si vous voulez) pour que le 17 novembre soit promulgué fête nationale de la République tchèque. Ce jour-ci évoque en effet deux anniversaires à ne jamais en oublier. Le premier, tragique, se rapporte à la fermeture des écoles supérieures en Bohême et en Moravie, en 1939, par les occupants nazis, suivie par la mort de l'étudiant en médecine, Jan Opletal, abattu par une balle dans les rues de Prague, et, plus tard, par l'exécution de dizaines de ses collègues. L'autre anniversaire, joyeux, rappelle la révolte des étudiants tchèques qui a fait démarrer une série de protestations de masse et réveillé les Tchèques de leur léthargie leur permettant de survivre, relativement en calme, aux persécutions et à la stupidité du régime communiste se disant éternel. La liberté retrouvée a été leur récompense. Ce n'est pas du tout un concours de circonstances que c'est justement une manifestation de commémoration des événements de 1939 qui s'est transformée en résistance ouverte des jeunes au diktat autoritaire. Les étudiants de 1989 n'ont fait en réalité que fermer l'arc de l'aspiration de liberté de leurs collègues de 1939. Ce n'est pas un hasard non plus que nous préférons rester au présent et au passé récent à remonter des décennies en arrière. Car c'est le présent qui est déterminant pour l'avenir qui se joue aujourd'hui.
Novembre 89 - c'était, surtout, la reprise de la liberté après un demi-siècle. Un événement du genre de ceux qu'il n'arrive pas à chacun de vivre. Comme il en est habituel dans les situations pareilles, agitées et pleines d'émotions, il ne faut pas aller loin pour chercher des rites et des symboles. Nouveaux et anciens... Un rite, c'étaient, par exemple, les places des grandes villes envahies tous les jours de la semaine mémorable par des dizaines et, dans la capitale, même des centaines de milliers de manifestants. C'étaient de véritables messes de la liberté avec toute leur symbolique. Avec, aussi, leur « musique liturgique », en réalité des chansons qui étaient chères aux gens avides de changements. Ces chansons, souvent aux mélodies très simples, que chacun pouvait chanter avec, ont été une grande satisfaction pour tous. D'abord parce qu'elles avaient été interdites jusqu'à ce temps-là. Puis, parce qu'elles étaient interprétées par leurs auteurs ou chanteurs dont la réapparition sur les balcons, après des années d'exil externe ou interne, était perçue, peut-être plus que toute autre chose, comme le crépuscule définitif du régime de l'arbitraire. Pour ce qui est du choix de la musique qui va accompagner cette émission spéciale, nous avons donc cru juste de tenter d'évoquer l'atmosphère des meetings d'il y a 11 ans. Ne serait-ce qu'en musique. Puisque, on le sait bien, le quotidien, tôt ou tard, l'emporte sur les émotions.
Bien que la minorité de la population seulement ait écouté sa voix sur les ondes de la station munichoise de Radio Europe Libre, Karel Kryl n'a jamais été oublié dans son pays. Quelle n'était sa surprise de rencontrer partout des jeunes de 15 à 20 ans qui connaissaient par coeur les textes de ses chansons de la fin des années soixante ! Pris au dépourvu par la suite des événements, il cherchait vainement dans son répertoire des chansons plus optimistes et plus adéquates à l'euphorie de liberté que la Tchécoslovaquie vivait alors. Il chantait donc l'hymne national à partir des balcons, pour croiser le pays avec sa guitare et ses textes poétiques évoquant la misère spirituelle des satrapes. Tels que «Salomé», par exemple... Les premiers jours de la Révolution, c'étaient les acteurs qui ont tout de suite soutenu les étudiants révoltés. Les théâtres ont cessé de jouer et se sont transformés en salles de meetings, où l'on discutaient des heures et des heures. Maintenant, nous allons donc donner la parole à une actrice. Bien que née à Marseille, Chantal Poullain est, depuis dix-huit ans déjà, installée en République tchèque. Mariée à Bolek Polivka, l'un des acteurs tchèques les plus aimés, elle aussi apparaît souvent sur l'écran et sur la scène. Voici alors les propos d'une Française dont le coeur bat pour les Tchèques et leur culture. Voici sa comparaison de l'ambiance avant et après l'arrivée de la démocratie dans le pays. Karel Kryl, prématurément mort en 1994, à l'âge de cinquante ans, est un autre grand exilé, quoique de petite taille, dont la réapparition en Tchécoslovaquie, en novembre 1989, après vingt ans passés à Munich, symbolisait le départ imminent du mal totalitaire. Venu dans le pays pratiquement incognito pour assister aux obsèques de sa mère, il s'y est arrêté plus longtemps que prévu. Entre temps, la révolution de velours a éclaté... Onze ans après, les choses ne sont naturellement plus ce qu'elles étaient. Que reste-t-il du 17 novembre 1989 ? D'abord chez les Slovaques? Pourquoi cette question? Parce que, à cette date, la Tchécoslovaquie n'avait pas encore disparu. Tchèques et Slovaques avaient vécu cette expérience ensemble. C'est Daniela Zemanovicova, chercheur au Centre pour l'Economie et le Développement à Bratislava qui nous en parlera. Ivan Hoffman est aujourd'hui commentateur renommé de la Radio tchèque, donc notre collègue de la rue Vinohradska. Slovaque d'origine, il se produisait pourtant comme chansonnier sur des podiums dits alternatifs avant la révolution de velours. On se souvient encore d'un incident survenu dans la capitale slovaque, Bratislava, à la fin des années quatre-vingt, et dont il a été l'un des acteurs. Lors d'un concert de la dame du « protestsong » d'alors, l'Américaine Joan Baez, il s'est vu d'un coup obligé de chanter à très haute voix pour compenser le handicap des micros coupés par les organisateurs du concert. Leur motif : la présence dans la salle du dissident Vaclav Havel. Ivan Hoffman ne chante plus en public. Avec le temps, ses chansons tombent lentement dans l'oubli... Sauf une, qui animait les meetings de la liberté en Slovaquie en novembre 1989... «Nous nous sommes promis de nous aimer...» Quel souvenir gardent encore les Moraves du 17 novembre 1989? A cette question répond notre correspondant à Hodonin, Karel Sovak. Terminons cette émission spéciale sur les tons d'un choral authentique et sacré auquel les Tchèques ont recours dans les moments difficiles pour leur pays. En novembre 1989 également, ils s'y sont adressés à leur patron, saint Venceslas, pour lui lancer leur humble prière : «Saint Venceslas, duc des pays tchèques, ne permets pas notre disparition, celle de nous et de nos descendants...»