La saga d'une famille tchèque

Martin Fahrner, photo: www.ipetrov.cz

Les années passent mais la trace de Bohumil Hrabal dans la littérature tchèque ne s'efface pas. On le lit moins peut-être que de son vivant, mais il reste présent dans les librairies et dans l'esprit des lecteurs. Il a marqué par son style plusieurs générations d'écrivains qui ont parfois quelque peine à se libérer de son influence. On ne peut pas écrire comme Hrabal, parce que Hrabal est inimitable, mais on retrouve les traits typiques de sa méthode littéraire dans les livres de plusieurs écrivains tchèques contemporains. L'exagération, le mélange de la réalité et de la fantaisie, le ton désinvolte de narrateur populaire, le langage cru, et même le choix des thèmes - tout cela qui fait de Hrabal un des auteurs les plus originaux de la littérature tchèque, se reflète dans les oeuvres d'auteurs plus jeunes à la recherche de leur propre style. Parmi les écrivains qui ont su absorber la leçon hrabalienne et l'adapter à leurs propres besoins, il y a aussi Martin Fahrner. Son livre intitulé "Steiner ou Ce que nous avons fait" peut être considéré comme un hommage à Bohumil Hrabal.

"Les contes pour les grands enfants", c'est ainsi que s'appelle le début littéraire de Martin Fahrner paru en 1993. Son curriculum vitae est relativement simple. Il a vu le jour en 1964. Natif de la ville de Jablonec, en Bohême du nord, il passe sa jeunesse dans la ville de Nachod. Parmi les autres étapes de sa vie qu'il faut mentionner, il y a les études à l'Académie du théâtre à Prague et puis plusieurs engagements dans des théâtres tchèques en tant que responsable de programme. Et puis c'est le changement radical. A trente ans, il se marie et part avec sa femme à la campagne. Le couple s'installe d'abord dans une ferme non loin de la ville de Litomysl, en Bohême de l'est, puis encore plus loin de la civilisation, dans le village d'Osikov, dans le massif des Jeseniky, en Moravie. Trois enfants naissent de ce mariage. Martin Fahrner abandonne le théâtre et se reconvertit dans la céramique. Mais cette retraite n'est pas définitive et, au bout de quelques années, Martin Fahrner revient à la civilisation, au théâtre et à la littérature. Il est auteur de deux pièces de théâtre et aussi de deux récits : « Les Contes pour les grands enfants », déjà paru en 1993, et du roman "Steiner ou Ce que nous avons fait". La publication de ce livre en 2001 suscite un vif intérêt du public et le livre est réédité l'année suivante.


Je ne vais pas vous raconter en détail l'histoire de Steiner et de sa famille. En lisant ce roman, on a envie d'identifier Steiner avec son auteur. En effet, si l'on compare le peu que l'on sache sur la vie de Martin Fahrner avec les aventures du héros du livre, on y trouve des épisodes quasi identiques. Comme lui, le jeune Steiner étudie au conservatoire d'art dramatique, comme lui, il travaille ensuite dans un théâtre, mais cela ne veut pas dire que le roman est une sorte de transcription de la vie de son auteur et que Steiner est Fahrner. D'ailleurs, le livre n'a pas qu'un héros, il se présente plutôt comme une saga de la famille Steiner, et s'il y a un personnage principal, c'est plutôt le père du narrateur, un personnage haut en couleurs qui pourrait rivaliser avec certains personnages hrabaliens.

La saga des Steiner commence par un chapitre intitulé "Le bombardement de Dresde", dans lequel l'auteur raconte les amours difficiles de son grand-père allemand et de sa grand-mère tchèque, la naissance de leur fils naturel, leur mariage dans une église de Dresde entre deux bombardements vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale et leur nouvelle séparation. Il décrit ensuite une longue série d'obstacles que les jeunes époux, séparés par leur nationalité, doivent surmonter pour se retrouver après la guerre et pour pouvoir finalement vivre ensemble, avoir encore quatre autres enfants et ne pas se séparer jusqu'à la mort. C'est leur fils naturel, légitimé dans un Dresde s'effondrant sous les bombes des Alliés, un enfant qui échappe aux dangers de la fin de la guerre et de l'après-guerre, un garçon exceptionnellement doué pour les sports, qui se trouve au centre de ce roman composé d'une façon assez compliquée. Le narrateur raconte l'histoire de trois générations de sa famille sans tenir compte de l'ordre chronologique. Il juxtapose librement les passages sur le passé lointain et ceux sur le passé récent en créant une mosaïque qui en dit long sur l'évolution de la société tchèque au XXe siècle.


La vie du personnage central du roman, fils d'un couple germano-tchèque et père du narrateur du livre, est une espèce de kaléidoscope. C'est un itinéraire plein d'obstacles, d'échecs et de chausses-trapes, mais aussi de moments de bonheur, de succès et d'épisodes quasi humoristiques. Toute cette vie gravite autour du football, car le père Steiner est un footballeur de grand talent. Alors que lui est destiné l'héritage de l'atelier automobile de son père, il ne manifeste pas beaucoup d'enthousiasme pour le métier paternel et déserte l'atelier pour assouvir sa passion sportive. Pendant un temps, le football l'absorbe complètement. Il trouve quand même un peu de temps pour se marier avec une infirmière et lui faire un enfant, celui-là même qui écrira un jour un roman dont il sera le protagoniste. Le début de sa carrière est très prometteur, et sa femme et son fils le suivent fidèlement. Ils assistent pratiquement à tous les matches de son club, plus précisément de ses clubs, car il passe assez souvent d'un club à l'autre. Son tempérament indomptable lui vaut des conflits avec le régime en place. Son existence n'échappe donc pas aux vicissitudes de l'histoire de la Tchécoslovaquie de la seconde moitié du XXe siècle : la rigueur idéologique des années cinquante, le dégel politique des années soixante, l'invasion des armées du Pacte de Varsovie en 1968, la triste période de la normalisation dans les deux décennies suivantes. Même la chute du communisme, en 1989, n'arrive pas à changer cet homme.


Parmi les innombrables petites histoires que le narrateur raconte dans le livre, il évoque aussi un épisode de l'enfance de son père qui devient presque symbolique. Quand le père est encore petit garçon, il ne sait pas nager. Ses camarades se moquent de lui à cause de cela, ce qui l'agace beaucoup. Il décide donc d'apprendre à nager à tout prix. Un soir, il vient au bord d'un étang et il se jette à l'eau. Il faillit se noyer, mais le danger lui apprend les gestes nécessaires pour se sauver. Le lendemain, il peut déjà nager avec les autres. Ils ont beau dire qu'il manque de style, il a décidé de nager à sa façon. Ce n'est ni le crawl ni la brasse. C'est une façon de nager tout à fait à lui, inimitable, et il nagera de cette façon pendant toute sa vie.

L'auteur admire et fait admirer l'originalité et l'intransigeance de son personnage. Il est évident qu'il aimerait, comme son père, nager à sa façon, créer son propre style même au niveau littéraire. Mais quoiqu'il fasse, quoiqu'il écrive, il n'arrive jamais à se départir tout à fait du style de son père littéraire, Bohumil Hrabal. Il n'échappera jamais à son influence, comme s'il voyait le monde avec les yeux de cet écrivain. Heureusement, il n'est pas un simple épigone. Martin Fahrner sait non seulement recréer en quelque sorte l'univers hrabalien, mais il sait aussi ajouter sa propre inspiration. Il réussit à ressembler à Hrabal sans l'imiter, et ce n'est pas la moindre des qualités de son livre.