La Tchécoslovaquie de 1918, une avant-garde politique au milieu d’une Europe réactionnaire

Vingt ans, bientôt, nous séparent de la disparition de la Tchécoslovaquie. Les raisons de la séparation sont restées incomprises de la plupart des citoyens tchèques et slovaques pour qui la Tchécoslovaquie était le principal legs politique de Masaryk, Beneš et Štefánik. Créée sur les ruines de l’empire Habsbourg, la Première République tchécoslovaque est l’un des Etats qui fait sa première apparition sur la carte de l’Europe wilsonienne, une Europe fondée sur le principe du droit des peuples à disposer de leur destin. C’est sur la création du peuple tchécoslovaque et du territoire tchécoslovaque tel qu’ils apparaissent au sortir de la Première Guerre mondiale que nous vous proposons de revenir.

C’est avec une adaptation quelque peu surannée de ‘Poem’, la célèbre composition de Zdeněk Fibich que Jan Stráský, le dernier chef du gouvernement de la fédération tchèque et slovaque, annonce à la télévision le soir du 31 décembre 1992, la séparation de l’un des Etats les plus jeunes d’Europe. Son existence a été en effet très courte. La Tchécoslovaquie n’aura pas vécu un siècle.

La Première République tchécoslovaque est née sur les décombres de l’Empire austro-hongrois. L’indépendance est proclamée le 28 octobre 1918 et Prague devient la capitale du nouveau pays. Son territoire s’étend des Monts métallifères à l’Ouest, à la Ruthénie subcarpatique, à l’Est. Il s’étend ainsi l’Allemagne de Weimar à l’Ukraine. Une bande longue de plus de mille kilomètres qui a abrité le seul régime démocratique d’Europe centrale durant l’entre-deux-guerres.

1918
Revenons sur le contexte de l’époque. La chute de l’Empire des Habsbourg et la défaite allemande en 1918 annonce la fin des empires en Europe centrale et la naissance des « petits » États-nations issus des nationalismes qui ont fait entendre leurs intérêts au cours du XIXe siècle. À la suite de la Première Guerre mondiale, Tchèques et Slovaques héritent d’un État commun tandis que les Polonais retrouvent après plus d’un siècle d’inexistence un territoire national. Les Serbes, les Croates et les Slovènes sont réunis dans le Royaume de Yougoslavie, tandis que les Autrichiens et les Hongrois héritent respectivement d’un État réduit tant territorialement que dans sa dimension démographique.

Pour exister au sein de cette Europe remaniée, l’Etat tchécoslovaque a besoin d’un principe nouveau : le « tchécoslovaquisme ». Un concept national inédit en 1918 mais qui est issu des liens étroits tissé au cours du XIXe siècle entre les mouvements tchèque et slovaque d’émancipation nationale. Jiří Hnilica est historien à la Faculté de pédagogie de l’Université Charles. On l’écoute sur ce point :

T. G. Masaryk et Edvard Beneš
« Le concept du tchécoslovaquisme s’enracine dans le XIXe siècle à partir d’une série de questionnements sur ce que sont les Slaves, sur ce qu’est la famille slave, notamment contre les Allemands. On retrouve ces questions chez Palacký, Kollár, Borovský et les autres historiens du XIXe siècle. Mais le concept du tchécoslovaquisme est conçu de manière plus précise du point de vue politique pendant la Première Guerre mondiale notamment au sein du groupe composé de Masaryk, Beneš et de Štefánik dans l’idée de créer un nouvel Etat, la Tchécoslovaquie qui prend naissance en octobre 1918. »

Un concept de politique nationale qui prend forme grâce à l’aide des Etats-Unis qui soutiennent, en plein conflit mondial, l’idée d’un nouvel Etat unissant les Tchèques et les Slovaques.

« Le rôle des Etats-Unis est très important pour plusieurs raisons. Une fois le pays entré en guerre, ce pays devient l’une des puissances qui va décider du déroulement du conflit, d’autant plus que Wilson est très ouvert à tout ce qui est lié au principe du droit des nations à leurs propres destins après la guerre. Donc une idée qui va ouvrir la possibilité de créer tout un groupe de nouveaux Etats en Europe centrale. En outre, les minorités tchèque et slovaque se trouvent en nombre important aux Etats-Unis, notamment les Slovaques. Ce sont ces immigrés issus de plusieurs vagues de migration du XIXe siècle qui vont financer l’action de Masaryk. C’est aux Etats-Unis que se jouent le destin et l’avenir de la Tchécoslovaquie et c’est lors des accords de Cleveland et de Pittsburg que les Tchèques et les Slovaques vont se mettre autour d’une table pour négocier l’avenir de la Tchécoslovaquie. »

Le concept national est étroitement lié à la situation du rapport entre les différentes nationalités qui composent le tissu social des pays tchèques et slovaque avant la disparition de l’empire austro-hongrois. L’invention d’une nation tchécoslovaque sert aussi à renverser la prépondérance des Allemands et des Hongrois au sein du nouvel Etat.

« Le tchécoslovaquisme sert pendant la guerre à la lutte politique. Une lutte pour soutenir l’idée que les Tchèques et les Slovaques forment un grand Etat-nation qui jouera un rôle important. Un Etat où on aura des minorités nationales et où les Tchèques et les Slovaques seront majoritaires. Sans cette conception-là, les Tchèques, les Slovaques, les Allemands, les Hongrois seraient tous des minorités non-majoritaires dans le nouvel Etat. »

Tchécoslovaquie en 1918-1935
‘A chaque nation son territoire’ selon les principes érigés à l’issu de la Première Guerre mondiale. Alors que la nation tchécoslovaque apparaissait pour la première fois dans la bouche de ceux qui organiseront le règlement du conflit, la question du territoire de la future Tchécoslovaquie est encore en discussion. Les premières cartes du futur Etat dans la nouvelle Europe centrale sont d’abord produites par le service cartographique de l’armée tchécoslovaque. Nous sommes au début de l’année 1918 et le conflit fait encore rage.

La Ruthénie subcarpathique
Si la frontière occidentale de la Tchécoslovaquie s’appuie sur les contours stables de la Bohême, le reste du territoire tchécoslovaque a été inventé durant les derniers mois de la guerre. La fixation des frontières de la Tchécoslovaquie fut difficile : la frontière sud de la Slovaquie est une frontière neuve obtenue au prix de complexes observations du peuplement slovaque et hongrois au sud de la Haute-Hongrie. A l’Est, la Ruthénie subcarpatique est incorporée au sein du nouvel Etat, un espace stratégique important puisque qu’il permet de contrôler l’arc montagneux des Carpates et l’accès à la plaine du Danube. A la suite d’âpres négociations, la question de la frontière de la Silésie qui fixe la limite entre la Tchécoslovaquie et la nouvelle Pologne, fut tranchée par plébiscite tandis que le sort de la ville de Teschen a été réglé par la force.

Les Tchèques et les Slovaques se sont unis au sein de l’idée nationale tchécoslovaque pour faire entendre leurs revendications territoriales. Comme le rappelle l’historien Antoine Marès, la Tchécoslovaquie qui naît en 1918 ressemble à une « Autriche-Hongrie au petit pied ». Loin toutefois de l’autoritarisme de l’empire des Habsbourg dont elle est l’une des héritières, la Tchécoslovaquie est l’un des rares Etats européens qui a proposé, à l’heure des fascismes et des totalitarismes dont il sera par ailleurs l’une des premières victimes, un modèle de société multiculturelle et démocratique. Une avant-garde politique au milieu d’une Europe réactionnaire.