La triste histoire d’une usine textile
C’est une vieille usine textile qui est l’héroïne d’un livre sorti aux éditions Meander et destiné aux enfants et à leurs parents. L’usine a produit beaucoup de tissu, donné du travail à plusieurs générations d’ouvriers, mais le temps de sa prospérité est révolu et son propriétaire actuel envisage de la raser sans égard pour la beauté de son architecture, car l’usine est toujours belle malgré la progression rapide de son délabrement. Elle reste un témoin muet de l’histoire de la région, un élément précieux de la mémoire collective, mais cela ne suffit pas pour la protéger de la furie des démolisseurs. Ses auteurs espèrent que le livre attirera l’attention des petits lecteurs et de leurs parents sur le triste sort de tous ces édifices industriels en République tchèque que leurs propriétaires laissent tomber en ruine malgré leur valeur esthétique et historique.
« Les illustrations sont le résultat d’un processus à trois niveaux. Au début, il y avait de belles photos d’architecture industrielle de Pavel Frič que David Vávra a disséquées sans merci pour les compléter de morceaux d’étoffes d’un carnet d’échantillons textiles retrouvé. C’était donc le deuxième niveau. Et le troisième niveau du processus de gestation des illustrations du livre, ce sont toutes ces figurines, toutes ces petites têtes et visages créés par Veronika Podzimková, qui a animé les coupures des tissus et les images de fragments d’architecture industrielle en leur insufflant une histoire et une dimension humaines. »
C’est un livre pas très épais qui n’échappe pas à l’attention des lecteurs grâce à son originalité. C’est aussi un livre militant, et ses auteurs ne cachent pas leur intention de contribuer à sauver les vestiges d’architecture industrielle qui disparaissent rapidement du paysage tchèque. Radovan Lipus s’intéresse au patrimoine industriel depuis longtemps :« Mon intérêt pour ce genre d’architecture se manifeste de diverses manières, non seulement par une série de films documentaires pour la télévision, mais aussi par des calendriers que j’ai créés et des textes que j’ai écris dans diverses revues. Cette fois, je m’adresse plus aux petits lecteurs, mais je me rends compte que c’est plutôt un livre idéal pour la lecture commune des parents et des enfants, ou des grands-parents et des enfants. Je crois que les enfants poseront de nombreuses questions pendant la lecture. Ils demanderont sans doute qui était tel et tel monsieur et que signifie tel ou tel épisode. Je pense que l’idéal serait que le livre soit lu par les parents à leurs enfants. »
L’histoire de l’usine commence au XIXe siècle. Un tisserand du massif des Jizerské hory en Bohême de Nord, Jakub Steiner, rêve d’avoir son propre atelier de tissage. Il vend sa maison, obtient un crédit et bâtit une petite entreprise familiale. Il va même encore plus loin et son atelier devient bientôt une petite usine qui continue de s’aggrandir. Lorsque Jakub lègue l’entreprise familiale à ses fils, Eliáš et Hugo, c’est déjà une importante usine textile dont les produits sont renommés dans l’ensemble des pays de l’Autriche-Hongrie. La prospérité de l’usine se vérifie également dans l’entre-deux-guerres, sous la Première République tchécoslovaque. Elle survit à la grande crise des années 1930, mais la situation de ses propriétaires change brutalement avec l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne nazie. L’usine est confisquée par les autorités allemandes pour la fabrication de tissus militaires.L’origine juive de la famille Steiner devient un crime. Un des propriétaires de l’usine, Eliáš Steiner, est déporté dans un camp de concentration, tandis que son frère Hugo réussit à échapper aux bourreaux nazis en se réfugiant avec sa famille en Grande-Bretagne. C’est à lui que l’entreprise est restituée après la guerre pour une courte période jusqu’à la prise du pouvoir par les communistes. Après le coup de Prague en 1948, l’entreprise est confisquée une deuxième fois. Hugo Steiner est alors emprisonné et meurt dans un camp de travaux forcés. L’usine poursuit son activité, mais elle est mal entretenue, pas modernisée et son état se détériore rapidement. Après la chute du régime communiste en 1989, il ne reste aucun membre de la famille Steiner auquel elle pourrait être restituée. La concurrence chinoise lui fait perdre progressivement la majorité de ses clients, elle devient déficitaire et ses nouveaux propriétaires désirent s’en débarrasser. Pour Roman Lipus et ses collaborateurs, elle est un cas exemplaire :
« Dans sa première version, quand ce projet nous a été présenté par la maison d’éditions Meander, nous avions à l’esprit une usine concrète, celle d’Andělská hora en Bohême du Nord. Mais il y une grande quantité d’usines textiles de ce genre qui sont éparpillées un peu partout dans la région des Sudètes, et leur sort est souvent aussi triste que celui de l’usine dont nous parlons dans notre livre. Seules quelques-unes ont survécu et vivotent encore. Et pourtant, la production textile était une branche vigoureuse de l’industrie tchécoslovaque, un article que nous exportions, une vitrine de notre savoir-faire qui a existé pendant des siècles et qui faisait notre fierté comme les industries de verre, de porcelaine ou des constructions mécaniques. Je ne sais pas si c’est précisément l’industrie textile qui a subi le plus mauvais sort, mais aujourd’hui, il n’en reste pratiquement plus rien. Je dirais donc que notre livre est plutôt une synthèse de plusieurs histoires qui créent une espèce de destin universel. »Depuis la chute du régime communiste en 1989, plusieurs centaines d’édifices industriels, dont des dizaines de monuments incontestables de l’architecture industrielle, ont été rasés. Ce n’est que depuis une dizaine d’années que l’attitude de la société tchèque vis-à-vis du patrimoine industriel commence à changer. Roman Lipus se plaint de la lenteur de ce processus :
« La perception de l’architecture industrielle chez nous est en perpétuelle évolution. Il y a quelques années encore, presque personne, à l’exception de quelques spécialistes, ne considérait ces édifices comme quelque chose pouvant avoir de la valeur, comme une architecture avec laquelle on pourrait compter même après la fin de la production industrielle. Pourtant, ailleurs dans le monde, ces exemples existent et c’est une façon tout à fait courante de traiter les vieilles usines, les vieux ateliers, les vieux halls de production. Malheureusement, nous ne faisons toujours qu’apprendre à le faire, nous l’apprenons en titubant, et les résultats que nous obtenons ne sont pas concluants. Les projets de revitalisation d’espaces industriels sont très rares et ceux qui sont réussis sont tout à fait exceptionnels. Cela arrive encore de temps en temps dans de grandes villes comme Prague, Brno et Ostrava. Mais dans les régions frontalières, dans les petites villes où il y avait partout des usines et des petites fabriques, les décisions sur le sort de ces édifices tombent rapidement et les vieilles usines doivent céder la place à des parkings et des supermarchés. Les monuments industriels défunts sont toujours beaucoup plus nombreux que ceux qu’on réussit à sauver. Malheureusement. »