L’alter ego de l’écrivain Josef Škvorecký renaît sur la scène du théâtre de Vinohrady
Danny Smiřický - tel est le titre d’une production dont la première a eu lieu tout récemment au théâtre de Vinohrady à Prague. Les auteurs de cette production ont adapté pour la scène – et avec bonheur – la vie du héros de toute une série de romans de Josef Škvorecký qui avait conçu ce personnage comme une espèce de son autoportrait littéraire.
Comme une sorte de miroir
C’est toute une vie et toute une vaste œuvre littéraire qui resurgissent sur la scène du théâtre de Vinohrady. Pour l’écrivain Josef Škvorecký (1924-2012), le personnage de Danny Smiřický était comme une sorte de miroir. Danny était son alter ego, un être qui vivait avec lui, qui mûrissait et vieillissait avec lui, qui partageait son existence avec ses hauts et ses bas et qui reflétait donc ses expériences. Le dramaturge Jan Vedral, auteur de cette pièce qui résume la vie et l’œuvre de Josef Škvorecký, souligne un des traits caractéristiques de cet écrivain :
« Ce qui me fascine dans les œuvres de Josef Škvorecký, c’est qu’il était un auteur qui, instinctivement, par sa nature même, résistait à toute sorte d’idéologie manipulatrice. Il tenait beaucoup à sa perception personnelle de la réalité, à son analyse critique et à l’étude des sources littéraires. Il dit que sa situation habituelle est une expérience profondément vécue qui s’appuie sur une étude solide et que tout cela est confronté avec un vécu momentané et son image médiatique. »
Avec le détachement d’un amateur de jazz
Le personnage de Danny traverse presque toutes les œuvres majeures de Josef Škvorecký. Il apparaît dès 1958 dans Les Lâches, roman qui jette un regard désabusé sur les événements de la fin de la guerre et qui fait scandale à l’époque. C’est le premier volet de la pentalogie romanesque auquel l’écrivain ajoutera progressivement les romans L’Escadron blindé, Une chouette saison, Miracle en Bohême et finalement aussi L’Ingénieur des âmes humaines. Le caractère original et l’humour particulier de ces œuvres sont très appréciés par Radovan Lipus qui a signé la mise en scène du texte préparé par Jan Vedral et qui ne cache pas son ambition de faire réfléchir le public, mais aussi son intention de l’amuser :
« Nous nous appuyions sur l’attitude de Josef Škvorecký lui-même qui refusait de se désigner comme artiste, et se considérait comme un amuseur. Nous savons bien sûr que c’était une espèce d’hyperbole et que Josef Škvorecký était un auteur et un écrivain accompli. Mais c’est l’expression d’une tendance dénuée de sentimentalisme qui lui permettait de percevoir autrement même les moments les plus dramatiques de l’histoire du peuple tchèque au XXe siècle, depuis l’occupation allemande, en passant par le putsch communiste de 1948 jusqu’à l’invasion soviétique en août 1968. Il parle donc de choses très sérieuses avec le détachement d’un amateur de jazz. »
La fidélité au texte
Les cinq romans de la pentalogie racontent presque toute la vie de l’alter ego de Josef Škvorecký et Jan Vedral a donc eu la tâche ingrate de réduire quelque 3 500 pages pour en faire une pièce de théâtre dont la durée ne devait pas dépasser trois heures. Il a pourtant relevé ce défi tout en se promettant de respecter dans la mesure du possible le texte de Josef Škvorecký :
« On sait bien, je pense, qu’en tant qu’écrivain ayant toute ma vie adapté des œuvres littéraires pour le théâtre et pour la radio, je sers toujours les auteurs de ces œuvres et que dans toutes mes pièces, il y a quelque 90 % de textes tirés de ces œuvres et des pensées de leurs auteurs. Je ne les utilise pas comme un trampoline pour ma propre exhibition intellectuelle, comme cela arrive parfois. »
Sans respect pour la chronologie
En adaptant les textes de Josef Škvorecký, Jan Vedral s’est inspiré de la méthode souvent utilisée par l’écrivain lui-même qui fait alterner dans ses écrits très librement différents épisodes de sa vie sans respecter leur ordre chronologique. Placés dans ces contextes différents, ces épisodes font ressortir avec netteté et sans complaisance ce qui était vrai et sincère dans le comportement des personnages et ce qui était futile, faux, lâche et ignoble. Dans son adaptation pour le théâtre Jan Vedral reprend et développe encore cette méthode de l’écrivain :
« Nous avons essayé de composer un montage scénique dont les éléments sont soudés par un récit très fort qui raconte la fin de la guerre et du protectorat de Bohême-Moravie et aussi l’histoire du premier amour de Danny au moment où il était ouvrier dans une usine d’armement dans le cadre du service de travail obligatoire, usine dans laquelle il a fait une tentative assez naïve de sabotage. Et c’est dans cette structure que nous avons intégré des épisodes d’autres étapes de la vie et d’autres expériences de Danny Smiřický. »
Danny, un personnage quadruplé
Danny, personnage principal de ce collage dramatique retraçant l’itinéraire d’un intellectuel du XXe siècle, est incarné sur la scène par quatre comédiens qui représentent quatre étapes différentes de sa vie. Il y a donc non seulement le jeune Danny, un adolescent de 18 ans, mais aussi un homme déjà adulte qui cherche dans les années 1950 à s’imposer sur la scène littéraire et se heurte à des embûches idéologiques. Il y a également le Danny des années 1960, un homme mûr confronté à l’invasion soviétique dans son pays qui se rend compte que désormais toute création libre sera impossible et finit par émigrer au Canada. Et il y a finalement le Danny septuagénaire, vieil écrivain qui revient dans son pays à la recherche des souvenirs du passé et qui s’interroge sur sa vie. Et autour de cet homme à quatre visages gravite et s’agite tout un monde de personnages de plusieurs générations, de diverses catégories sociales et issus de différents régimes politiques animés par le metteur en scène Radovan Lipus :
« 35 comédiens au total évoluent sur la scène dans cette production y compris un ensemble musical et un ensemble de pantomime. Et en ce qui concerne la distribution des rôles, les comédiens qui jouent dans ce spectacle couvrent une large gamme d’âges à partir des doyens de la troupe du théâtre comme Svatopluk Skopal, Petr Kostka et Carmen Mayerová jusqu’aux benjamins de l’ensemble comme Karolína Knězů. C’est une jeune comédienne qui étudie encore à la faculté de théâtre, qui a beaucoup de talent et qui incarne Naďa Jiroušková, personnage féminin le plus important, femme vers laquelle Danny Smiřický revient dans ses souvenirs pendant toute sa vie. »
Un spectacle amusant, dynamique et révélateur
C’est un grand spectacle plein de vie et de dynamisme qui envahit toute la scène du théâtre de Vinohrady, un spectacle composé de musique, de chants, de danses et de pantomimes mais qui n’est pas un divertissement gratuit. Par son humour corrosif, par ses répliques pertinentes et par le choix des situations significatives, il révèle le caractère véritable des personnages et nous fait réfléchir non seulement sur leur comportement qui, parfois, peut nous sembler irraisonnable et même absurde. Il nous fait réfléchir également sur notre passé et jette une lumière révélatrice sur nos propres comportements, sur nos aveuglements et sur nos faiblesses mais aussi sur ce qui est vraiment important dans la vie.