La Vltava, une longue rivière peu tranquille
Les inondations survenues en République tchèque ce mois de juin l’ont prouvé : la Vltava n’est pas un long fleuve tranquille. Ce n’est d’ailleurs pas un fleuve mais une rivière qui vient se jeter dans l’Elbe à quelques encablures au nord de Prague. Connue parfois sous son nom allemand de Moldau, la Vltava a débordé à de très nombreuses reprises et les hommes ont du composer avec ce cours d’eau capricieux mais au moins tout aussi généreux. Retour dans cette rubrique historique sur plus d’un millénaire de crues en Bohême et à Prague d’une rivière qui a influencé le plus fameux des six poèmes symphoniques du cycle Ma patrie de Bedřich Smetana.
Calme et alanguie d’ordinaire, la Vltava manifeste épisodiquement son courroux. En tout, une bonne cinquantaine d’inondations notables ont été recensées dans la capitale tchèque depuis le Xe siècle, quand l’existence de la ville est pour la première fois mentionnée dans les écrits. Pour la première catastrophe naturelle documentée liée à une montée des eaux, il faut attendre 1118. C’est le clerc, historien et écrivain Cosmas de Prague qui mentionne cette inondation dans ses chroniques. Très tôt les habitants de la capitale ont donc dû adapter l’urbanisme de leur ville aux aléas de la nature comme le note l’hydrologue Jan Daňhelka :
« Les Pragois ont réagi en rehaussant le terrain très rapidement, au niveau tel qu’il est aujourd’hui. Cela est visible avec les fondations de la chaussée ou bien des églises. »
Le pont de bois qui traverse la Vltava est alors très probablement emporté par les eaux. Quelques années plus tard, de 1158 à 1172 est construit le pont de Judith, le premier pont en pierre en Bohême et l’un des plus vieux au nord des Alpes. Plus de deux siècles plus tard, lors du très rude hiver 1432, en pleine guerres hussites, une inondation destructrice vient pourtant à bout de la solidité de l’édifice et des protections mises en place par les habitants. Cela conduit indirectement à la construction du pont Charles, lequel doit donc sa naissance à une crue. Archéologue à l’Institut national du patrimoine à Prague, Zdeněk Dragoun raconte :« L’un des chroniqueurs de cette époque a écrit que les deux tiers du pont de Judith étaient restés debout, un autre les trois quart. Les dégâts étaient importants mais au début, il y avait l’idée qu’on pourrait le réparer. Pourtant, quinze ans après cette destruction partielle, on posait les bases de ce qui deviendrait le pont Charles. On suppose que le pont de Judith a cependant été réparé sans doute avec du bois car il a encore servi un moment durant cette construction. L’Empereur Charles IV est probablement parvenue à la conclusion qu’il était nécessaire de construire un nouveau pont, qui se distinguera principalement du pont de Judith en ayant une taille et des voûtes plus grandes et importantes. Cela signifiait qu’il ne serait plus aussi vulnérable aux inondations. »Les inondations de la Vltava surviennent normalement au début du printemps et durant l’été. Aux mois de mars et d’avril, le risque provient de la fonte des neiges des massifs ceinturant la Bohême quand elle est combinée avec la chute de pluies vernales. En été, de puissants orages sur des sols secs peuvent entraîner une rapide montée des eaux. Pourtant, en 1342, les Pragois sont confrontés à un autre type de crue. Architecte et inspecteur des monuments historiques, Ondřej Šefců explique ce qui a pu se produire :
« Je voudrais rappeler que cette inondation tragique s’est produite au début du mois de février de l’année 1342 et qu’il s’agissait donc d’une crue hivernale. Un chroniqueur écrit qu’une pluie chaude s’est mise à tomber, une pluie qui a fait fondre la neige quelque part dans le massif de la Šumava. Cela a probablement fait naître une vague d’inondation entraînant avec elle des morceaux de glace et la formation d’une barrière de glace, barrière qui a été arrêtée du fait de la hauteur du pont de Judith. Il est probable que l’eau coulait alors directement par-dessus le pont. »
Lors des siècles suivants, la Vltava reste relativement calme. Et c’est à nouveau à l’occasion d’hivers très rigoureux qu’en 1784 puis en 1845 sont enregistrées des crues d’une ampleur historique. À Prague, le débit de l’eau atteint 4 500 mètres cube par seconde et la rivière une largeur d’un kilomètre. L’hydrologue Jan Daňhelka :« Après l’inondation de 1342, nous connaissons certaines crues de type hivernal qui atteigne des niveaux de crue centennale. Cela a causé de nombreux dégâts dus à des morceaux de glace dont la taille était de l’ordre de plusieurs dizaines de centimètres et qui formaient de puissants amas sur la Vltava. »
La Bohême subit de nouvelles crues en 1890, en 1920 également en 1940 puis plus rien pendant de longues décennies qui pourront faire croire aux hommes qu’ils ont réussi à dompter la nature. Entamé dans les années 1920, le système hydraulique des Cascades de la Vltava, une série de neuf barrages dont celui hydroélectrique de Lipno, devait justement permettre de domestiquer ce cours d’eau et prévenir une éventuelle catastrophe. Les vingt dernières années ont montré les limites de ces ouvrages.Les inondations constituent le principal risque naturel menaçant les Tchèques. Les crues de 1997, qui touchent la Moravie et font une cinquantaine de victimes, le leur rappelle cruellement. D’autant plus qu’en 2002, c’est au tour de la Vltava de sortir violement de son lit. Son débit atteint 5 300 mètres cube par seconde dans la capitale tchèque, laquelle n’était pas préparée à une montée des eaux d’une telle envergure. C’est ce que relate Petr Beran, qui était alors à la tête de la cellule de crise de la ville de Prague :
« Prague n’était protégée que contre une crue centennale, comme il est courant dans le monde où les villes se protègent en général contre les inondations qui ne reviennent qu’une fois par siècle. Nous n’avons pas eu suffisamment d’expériences avec des inondations de cette importance. Nous avons donc préparé le système de parois amovibles sur les bords de la Vltava dans la Vieille-Ville et dans le quartier de Josefov. Mais finalement il s’est avéré que c’était une crue qui ne revient en moyenne que tous les 500 ans et à laquelle nous n’étions pas préparés. Nous avons quand même réussi à protéger une partie de Josefov et de la Vieille-Ville. »
En 2002, ces inondations qui touchent toute l’Europe centrale provoquent en Bohême l’évacuation de 225 000 personnes. 17 autres trouvent la mort. 753 villes et villages sont touchés et les dégâts s’élèvent à un coût de près de trois milliards de couronnes. Moins destructrice, la crue survenue ce mois de juin 2013 semble avoir été mieux gérée par les autorités.Elle fait toutefois craindre que ces catastrophes ne se multiplient. L’hydrologue Libor Eleder pense avoir identifié des cycles à ces crues. Selon lui, la Bohême se trouverait actuellement dans une période de soixante ans présentant des risques importants, une période qui s’achèverait dans une grosse dizaine d’années.
Mais de nombreux experts sont moins optimistes. Au cours des dernières décennies, l’homme a bétonné les rives des cours d’eau, et les plaines d’inondations, qui permettaient à l’eau de s’étendre gaiement sur des surfaces inhabitées, se sont raréfiées. Le réchauffement de la planète pourrait bien démentir cette idée de cycle. La hausse des températures se traduira probablement par une intensification des phénomènes climatiques et donc une multiplication des risques de crues.
Un ouvrage de Pavla Statníková, intitulé Prague a disparu, retrace l’histoire des inondations dans la capitale tchèque depuis les chroniques de Cosmas de Prague jusqu’aux événements de 2002. Journaliste et traducteur, Libor Dvořák a eu un coup de cœur pour ce document qu’il présente ainsi :« Ce livre nous rappelle par exemple la gigantesque crue de 1890, dont on sait qu’elle a même conduit à la destruction du pont Charles, ainsi que les inondations survenues en 1920 ou encore en 1940. En bref, cela doit nous mettre en tête qu’il nous faudra toujours compter sur cet élément naturel qu’est l’eau. »