Laurent Binet, onze ans après HHhH : « Le 27 mai n’est pas une date ordinaire pour moi »
Lorsque nous avions rencontré l’écrivain français Laurent Binet au printemps 2010 à Paris, il était tout juste lauréat du Prix Goncourt du premier roman pour HHhH, ce roman dédié à l’attentat contre le Reichsprotektor de Bohême-Moravie Reinhard Heydrich par des parachutistes tchécoslovaques. Depuis, l’écriture ne l’a pas quitté, bien au contraire et son dernier roman, Civilizations, paru en 2019 a été très remarqué par la critique et récompensé par le Grand prix du roman de l’Académie française. De prix littéraires, il en sera question dans cet entretien, onze ans plus tard, puisqu’il a récemment présidé le jury du premier Choix Goncourt de la République tchèque, mais aussi de l’héritage laissé par son premier roman, désormais incontournable quand on s’intéresse à l’histoire tchécoslovaque et européenne du XXe siècle.
Laurent Binet, bonjour. Vous avez présidé le jury du Choix Goncourt de la République tchèque le 1er juillet. Rappelez-nous quel livre a remporté les faveurs de ce jury composé d’étudiants issus d’universités tchèques ?
« C’est Les Impatientes de Djaïli Amadou Amal, aux éditions Emmanuelle Collas. »
Comment cela s’est-il passé ? Quel a été votre rôle en tant que président du jury ?
« Un rôle somme toute mineur. J’ai accompagné, encadré, un groupe d’étudiants fonctionnant en binômes qui représentaient huit universités de République tchèque. Ils devaient trancher à partir d’une sélection qu’ils avaient eux-mêmes faite, entre Les Impatientes, L’Anomalie d’Hervé Letellier, Héritage de Miguel Bonnefoy, et Un crime sans importance d’Irène Frain. Chacun est arrivé avec son choix et ses explications. Cela a donné lieu à une discussion qui a duré une heure et demie où chacun a défendu son choix. Il y a eu une discussion de fond qui était de très haut niveau. J’étais très impressionné par le niveau linguistique des étudiants, majoritairement des jeunes étudiant le français, mais pas uniquement. Il y avait des étudiants tchèques de toutes matières, apprenant le français de manière performante et impressionnante. C’est toujours émouvant pour un Français de voir des étrangers parlant aussi bien notre langue. C’était une discussion de fond dans tous les sens du terme. Une des questions centrales était de savoir si on privilégiait le sujet – celui des Impatientes avait beaucoup ému et interpellé la majorité des jurés – ou la forme et la littérarité du texte comme me l’a dit un étudiant lui-même. J’étais impressionné par la qualité du débat. »
Qu’est-ce qui a prédominé pour Les Impatientes ?
« Je pense que majoritairement, même s’il a des qualités littéraires indéniables, c’est la force du sujet et l’émotion que l’histoire a suscitée chez les membres du jury. Il s’agit du destin de trois femmes au Sahel, soumises à la loi de la charia, victimes de mariage forcé et qui se débattent dans une société patriarcale très dure. Non seulement, c’était un texte très émouvant mais en plus qui résonnait avec tous les débats actuels sur le féminisme. Les jeunes membres du jury ont été très sensibles à la force de cette histoire également mise en valeur par le talent de l’écrivain et la construction romanesque. Ils étaient notamment très sensibles à la dimension autobiographique. Ce n’est pas autobiographique, c’est un roman autobiographique, mais ils se doutaient que l’histoire était proche de l’histoire personnelle de l’auteure. Il y a toujours une plus-value à la véracité. »
Qu’est-ce que prix va apporter au livre ? Va-t-il être traduit en tchèque ?
« Oui, mais je crois que deux livres étaient déjà programmés pour être traduits dont celui-ci. Je crois d’ailleurs que ce sera dans ma maison d’édition tchèque, Argo. »
Vous avez été lauréat du Prix Goncourt du Premier roman en 2010. C’était pour HHhH et nous nous étions d’ailleurs rencontrés à cette occasion. Au cœur de ce roman, l’assassinat du SS Reinhard Heydrich en 1942 par deux parachutistes tchécoslovaques. Depuis, vous avez publié d’autres ouvrages dont Civilizations également paru en tchèque. Vous devrez être présent à Prague en septembre pour la Nuit de la littérature et le Salon du livre de Prague pour des rencontres et des lectures…
« Ce n’est pas encore clair si je serai là le 22 septembre, mais je serai là au plus tard le 23 pour le Salon du livre qui découle de cette Nuit de la littérature. Cela fait la troisième ou la quatrième fois qu’on reporte en raison de la pandémie. Mais je me rends compte que cela fait quelques années que je ne suis pas allé à Prague et j’aimerais bien revenir. Je me réjouis et j’espère que ce sera possible. »
La France est l’invitée d’honneur de ce Salon du livre qui devait à l’origine se tenir en juin. J’imagine que vous allez donc présenter vos livres…
« Oui, je suppose que je suis invité pour le dernier, Civilizations. Mais je sais qu’avec HHhH il y a un lien très spécial avec la Tchéquie et la Slovaquie. J’imagine donc qu’on va m’en reparler. Même si de manière un peu ingrate, je dis parfois que j’en ai un peu marre, en fait, je suis toujours content et ému de revenir sur ce livre pour les raisons historiques du récit mais aussi pour des raisons personnelles puisqu’il a changé ma vie. Il y a donc un lien très particulier avec Prague et la Tchécoslovaquie. »
C’était une de mes questions justement. En 2022, 80 ans se seront écoulés depuis l’assassinat de Heydrich. Je me demandais si ce chapitre de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et de l’histoire tchécoslovaque, que vous aviez à l’époque qualifié de « plus grand acte de résistance de la Deuxième Guerre mondiale », était toujours vivant en vous ?
« Comme je vous dis, il ne faut pas être ingrat. HHhH, j’ai mis dix ans à l’écrire, même si j’ai fait d’autres choses pendant ce temps. Dix ans, cela représente vraiment une longue partie de ma vie. J’ai été content de passer à autre chose une fois fini. Mais cela fait toujours partie de moi. Mais je suis toujours content de voir passer des tweets pour les dates-anniversaires et je retweete toujours des gens qui parlent de l’opération Anthropoid, de Kubiš, de Gabčík, de Valčík. Le 27 mai, le jour de l’attentat, n’est pas une date ordinaire pour moi et donc je suis d’une grande fidélité à cet épisode historique. C’est vrai que je l’avais qualifié de ‘plus grand acte de résistance de la Deuxième Guerre mondiale’. J’aimerais rectifier un peu car cela me semble injuste par rapport à tous les autres actes de résistance. En fait, je pense que c’était le plus spectaculaire. Mais cela n’a pas été le seul donc j’en profite pour rectifier un peu. Mais pour moi, il reste le plus important. »
On a l’impression que c’est votre livre qui a donné cette visibilité-là à cet événement. Il était bien entendu connu en Tchéquie et en Slovaquie, puisqu’il s’agissait de parachutistes tchèques et slovaques…
« Il y avait aussi le troisième guetteur, Valčík. En fait il y en avait un de Bohême, un de Moravie et un de Slovaquie. Il y avait les trois grandes régions de la Tchécoslovaquie. »
C’était la Tchécoslovaquie entière incarnée par ces résistants. Je dirais que dans les pays occidentaux, cet événement était sans doute moins connu du grand public. Pour le public français en tout cas, vous avez fait en quelque sorte œuvre de transmission de cette histoire-là…
« C’est vrai. En France, on est assez autocentrés et très focalisés sur De Gaulle et Jean Moulin. La France n’a en effet pas à rougir de son activité de résistance tout à fait héroïque, émouvante et passionnante. Mais c’est vrai que cette histoire que je trouvais incroyable était très peu connue en France et en Europe de l’Ouest en général. Tant mieux si mon livre a pu donner une résonnance plus grande à cet acte d’héroïsme. »
Deux films ont été tournés autour de cet événement et à partir de votre roman. Il me semble que vous y avez collaboré ?
« Pour l’un des films, ils ont acheté les droits de mon livre. Je n’ai pas exactement collaboré. Ils m’ont soumis le scénario, j’ai fait quelques remarques mais ce n’était pas une vraie collaboration. C’était le film HHhH. Pour l’autre film, Anthropoid, je ne sais pas si le livre a été un déclic, ils n’ont pas acheté les droits, mais ont raconté cet événement historique. Ces deux films, à moins d’un an d’intervalle, ont donné de la publicité à ce pan de l’histoire. »
J’ai plusieurs fois entendu de la part de touristes venant à Prague, qui ne connaissaient pas cette histoire auparavant, mais qui vont aujourd’hui visiter l’église où s’étaient réfugiés les parachutistes et où ils ont péri, encerclés par les nazis.
« C’est vrai que c’est une grande fierté de ma part quand des gens me disent qu’ils sont allés à Prague et qu’ils ont visité l’église grâce à HHhH. J’ai l’impression d’avoir fait œuvre utile. Une des dernières fois où je suis passé dans l’église, le monsieur s’occupant de tickets m’a offert symboliquement l’entrée pour la visite de la crypte même si c’était une somme dérisoire. Ça me fait très plaisir de savoir que j’ai pu contribuer à la promotion de ce lieu historique très fort, chargé d’histoire. J’ai aussi vu l’évolution de ce petit musée très confidentiel et très sobre, qui s’est enrichi d’une iconographie, de livres, dont le mien. Même dans la crypte, des objets et des bustes des parachutistes y sont apparus. Au fil des années, ce lieu a été valorisé et si j’ai pu y contribuer un peu, j’en suis très fier. »