Le brave soldat Chveik et les Tchèques

"Je vous déclare avec obéissance que j'ai été reconnu par les médecins militaires comme étant un crétin notoire." C'est par cette formule que le brave soldat Chveik, héros du célèbre roman de Jaroslav Hasek, sait se tirer de nombreuses situations désagréables. Chveik est un débrouillard dont les principaux traits de caractère sont la roublardise paysanne, l'opportunisme et la naïveté dont on ne sait pas si elle est vraie ou feinte. Peut-on considérer Chveik comme un symbole de son pays, de toute la République tchèque? Selon l'Allemand Peter Dittmar, pour le peuple tchèque Chveik est un ami extrêmement ambigu, car, s'interroge-t-il, qui aimerait se voir personnifié par un idiot qui est peut-être bien sympathique, mais qui n'en est pas moins la risée du monde entier? Jetons aujourd'hui un regard scrutateur sur le personnage littéraire célébrissime qu'est le brave soldat Chveik pour voir dans quelle mesure il peut être considéré comme un reflet du caractère national tchèque. Nous allons voir bientôt que Chveik est un personnage bien difficile à cerner, quelqu'un qui échappe à toutes les classifications gratuites, et que malgré son immense popularité, les Tchèques eux-mêmes ont quelque peine à l'accepter tel qu'il est. Profitons donc de cette émission pour essayer de comprendre la complexité du personnage de Chveik et le rôle qu'il a joué et qu'il jouera encore longtemps dans la société tchèque.

Après la parution du roman de Jaroslav Hasek, la critique restait assez froide et ne voyait d'abord dans ce livre qu'une curiosité littéraire. Les belles-lettres tchèques restaient à l'époque sous l'emprise de l'esprit éducatif et moralisateur et la critique n'arrivait pas à s'accommoder de ce style humoristique, irrespectueux et dérangeant. Le public, lui, ne se trompait pas et a réservé à Chveik et à son auteur un accueil enthousiaste. La position du roman et de l'auteur n'en est devenue que plus délicate. Selon l'écrivain Radko Pytlik, deux facteurs ont encore aggravé le manque d'entrain à l'encontre de Chveik et de Hasek: "Primo, écrit-il, du fait de son immense popularité Chveik prit figure de mythe national et ne fut donc pas seulement un phénomène littéraire et culturel. On le considéra comme la peinture de la manière dont le citoyen tchèque s'accommoda de l'Autriche et de la guerre, et même parfois comme le type de caractère tchèque et de la mentalité nationale. Secundo: Traduit en allemand et en russe en 1926, il fut chaudement accueilli dans ces pays de "décomposition". Cette circonstance fit naître une nouvelle vague de suspicion chez les nationalistes tchèques désireux de bâtir un nouvel Etat basé sur des idéaux moraux et politiques "constructifs". Lors de la Première république, dans les années vingt et trente, Chveik ne fut pas vu comme une oeuvre artistique, mais comme une obscure littérature dont il fallait avoir honte et qui devait être celée. (L'interdiction renouvelée à plusieurs reprises de Chveik et son élimination des bibliothèques dans les écoles et les casernes contribua, à partir de 1928, à accentuer cet état d'esprit. En matière de censure, le summum fut atteint sous l'Allemagne nazie ou, en 1933, Chveik fut brûlé sur des bûchers en compagnie d'auteurs également "indésirables", comme Lion Feuchtwanger, Thomas Mann, Stefan Zweig, entre autres.) De nombreux critiques avaient honte de voir Chveik représenter la littérature tchèque à l'étranger (...) Ils lui reprochent le plus souvent ses aspects négatifs, son influence morale délétère et l'accusent d'affaiblir les défenses de la nation. Chveik est interprété comme un cas de résistance passive à l'époque de la monarchie autrichienne, comme un exemple d'embusqué, de saboteur madré et le porteur d'autres traits négatifs de la mentalité nationale.

Mais Chveik a trouvé également beaucoup de défenseurs. Dans leurs attitudes, la politique a souvent joué un certain rôle et ils n'étaient pas toujours capables de tenir compte de l'ampleur du personnage. Les critiques marxistes ont fait de Chveik presqu'un instrument de lutte des classes. Pour le journaliste communiste Julius Fucik, Chveik est un type international, le type de toutes les armées impérialistes et qui maîtrisent l'art de faire perdre la guerre à ceux qui l'envoient au combat. D'autres considéraient Chveik comme une personnification de la résistance passive d'un peuple opprimé qui se heurte à des forces qui lui sont supérieures et auxquelles il ne peut résister que par l'astuce et la dérision. On se pose la question douloureuse de savoir si un tel héros peut être un véritable héros littéraire. D'aucuns estiment que Chveik ne peut pas être un héros car il est moralement indifférent, manque d'idéaux, sa conception de la vie est très terre à terre et il ne se soucie que de survivre. Il y a eu quand même à l'époque parmi les intellectuels de Prague quelques-uns qui ont su, dès la parution du livre, aborder le phénomène sans idées préconçues et chez lesquels le personnage inventé par Jaroslav Hasek suscitait une réelle admiration. "J'ai lu plusieurs romans de guerre et j'en ai même écrit un, a constaté l'écrivain Ivan Olbracht, mais dans aucun n'apparaît toute l'infamie, la sottise et la violence sécrétée par la guerre mondiale avec une clarté aussi évidente que dans le livre de Hasek. (...) Hasek n'avait nul besoin de surmonter la guerre en lui-même et de la vaincre. Depuis le tout début, il se tenait dressé au-dessus d'elle, la dominant. Il se riait d'elle. Dans la littérature mondiale, Chveik se présente comme un type tout à fait nouveau. C'est le Jeannot tchèque, apparu tout d'abord dans la littérature maniérée et posé dans la diversité de la vie des temps nouveaux. C'est un idiot intelligent, peut-être même un idiot génial qui, grâce à sa bonhomie imbécile et rouée en même temps, arrive toujours à prendre le dessus car il serait impossible qu'il ne gagne pas."

Vous voyez bien que Chveik, ce bonhomme trapu au sourire imbécile est un personnage difficile à saisir. Chacun des lecteurs, chacun de nous voit en lui quelqu'un de différent. Et c'est peut-être la preuve la plus convaincante de la valeur littéraire très particulière de cet anti-héros. Car malgré la bonhomie, malgré son imbécillité apparente, il garde toujours un certain mystère. On aimerait deviner comment il est en réalité et il reste un personnage inquiétant car ses réactions sont parfois surprenantes et imprévisibles. Dire qu'il n'est que le reflet du caractère national tchèque serait donc une généralisation simpliste qui ne correspondrait pas à la réalité. Citons ici pour terminer l'écrivain Max Brod, devenu grand propagateur du roman de Jaroslav Hasek dans les pays de langue allemande. Il ne nie pas certaines affinités entre Chveik et le peuple tchèque mais il voit beaucoup plus loin. Pour lui Chveik est le visage caché du peuple dans le monde moderne et sa résignation se rattache au côté positif de l'homme de la rue, homme qui ne s'intéresse pas à la politique et aux affaires publiques mais dont l'attitude est plus efficace que ne le serait une protestation individuelle. Il y a dans sa passivité populaire une activité interne qui est, en quelque sorte une réserve de forces d'autodéfense. "On peut admettre, écrit Max Brod, qu'une telle figure traduit de la façon la plus expressive aussi bien ce qui touche à la nation elle-même qu'aux tréfonds les plus secrets de l'être humain dans sa globalité."