Le café pragois

Café Imperial, photo: paddy, CC BY-SA 3.0 Unported

Salut à tous les tchécophiles de Radio Prague ! Une fois n’est pas coutume, c’est de politique dont il sera question dans cette émission. Oh, rien de trop rébarbatif ou rasant qui ne vous empêche de poursuivre l’écoute ou la lecture. Bien au contraire, d’ailleurs, puisque c’est de café dont nous allons parler. Un café très particulier qu’il convient d’entendre non pas dans le sens de boisson, mais plutôt dans celui d’établissement où l’on consomme des boissons, et notamment bien entendu du café. Quoique, le café qui nous intéresse est en fait plus qu’un établissement. Il s’agit de ce que les Tchèques, du moins certains Tchèques, et notamment ces derniers temps l’entourage proche du président de la République Miloš Zeman, appellent « pražská kavárna » - « le café pragois » ; un terme que l’on entend régulièrement revenir depuis quelques années dans les débats et discussions politiques en République tchèque.

Photo illusttrative: paddy,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 3.0
« Un café, écrit Balzac dans La Recherche de l’absolu, est une assemblée où, pendant une soirée entière, les invités boivent les vins exquis et les liqueurs dont regorgent les caves dans ce benoît pays, mangent des friandises, prennent du café noir, ou du café au lait frappé de glace; tandis que les femmes chantent des romances, discutent leurs toilettes ou se racontent les gros riens de la ville. »

Le « café pragois », c’est un peu ça aussi : une assemblée de gens qui se réunissent dans un café pour boire, avec plus ou moins de modération, et discuter, débattre des choses plus ou moins sérieuses et graves de ce monde. Comme la politique. Fabrice Martin-Plichta est le correspondant du quotidien Le Monde à Prague depuis de nombreuses années. Nous avons donc demandé à cet observateur attentif de la scène politique tchèque ce qu’évoque pour lui cette « pražská kavárna » :

Fabrice Martin-Plichta,  photo: Kristýna Maková
« ‘Café pragois’ est une expression péjorative. C’est même presque une insulte dans la bouche du président Zeman et de ses affidés. Cela désigne ce milieu intellectuel que l’on qualifierait de ‘bobo’ en France, où c’est aussi devenu une insulte. Cela regroupe les libéraux, les gens ouverts sur le monde, qui veulent réfléchir et ne se laissent pas influencer par n’importe quel média et qui n’acceptent pas tous les mensonges que déversent à longueur de jour les politiques et certains médias. Ce sont aussi des gens qui veulent un monde meilleur, un monde de fraternité. Et ce sont effectivement des gens qui ont l’habitude de se rencontrer plutôt dans des cafés que dans les auberges de quatrième catégorie où le niveau de langage est inférieur de quelques étages. »

Les intellectuels tchèques, on se les imagine pourtant plus se réunir dans une brasserie enfumée autour de bières. Ce n’est pas là tout-à-fait l’idée que l’on se fait des cafés pragois…

« Non, mais la situation a un peu évolué. Les intellectuels tchèques, et les intellectuels de manière plus générale, fréquentent plutôt le café, qui est plus confortable avec ses fauteuils en cuir et où l’on sert de toute façon aussi de la bière – parce qu’il ne peut pas manquer de pression dans ce pays même dans un café. Ceci dit, certains fréquentent toujours très volontiers les brasseries, même si ce ne sont peut-être pas les mêmes que ceux qui en veulent au café pragois et le critiquent. »

Ce « café pragois » existe-t-il vraiment ou ne s’agit-il là que d’une invention du Château de Prague dont l’objet serait de diviser la société ?

« Comme pour les bobos, le ‘café pragois’ existe et n’existe pas. Ses membres sont diversifiés et ne fréquentent pas tous les mêmes cafés selon les tendances politiques, individuelles ou philosophiques. Il n’y a donc pas de véritable unité. Mais il existe réellement un certain nombre de gens qui se rencontrent, mais ce n’est pas nouveau. Que des gens réfléchissent et s’intéressent à ce qui passe autour d’eux et dans le monde, que des gens s’intéressent à la politique et veulent en faire autrement sans forcément s’engager dans un parti et pour apporter leur pierre à l’édifice, cela a toujours existé. Ces gens ont toujours fréquenté des lieux de rencontre et le café est le premier endroit où l’on se retrouve. Certes, dans les pays à bière comme la République tchèque, on parle plus de brasseries, mais l’utilisation de cette expression ‘café pragois’ par ses détracteurs couvrent aussi un certain nombre de brasseries où ces intellectuels – si on peut les qualifier de la sorte, parce que c’est une population assez large, se retrouvent pour professer d’autres opinions et valeurs que celles affichées au Château de Prague par exemple. »

Et pourquoi ce café n’est-il que pragois ? Quid des ‘intellectuels’ des autres villes du pays ? Dans une ville comme Brno, les cafés fréquentés par toutes sortes d’artistes, étudiants, professeurs et autres, ce n’est pas ce qui manque non plus…

« En effet, cette qualification de ‘pragois’ est réductrice. Ces cafés existent dans toutes les villes et même bourgades qui se respectent, où les notables –un mot lui aussi péjoratif à une certaine époque, mais qui recouvre finalement la même notion que le ‘café pragois’ - se rencontraient et discutaient de différents sujets. Eux aussi s’inquiétaient de l’évolution de la société et avançaient de nouvelles propositions pour la gestion et le développement de leur commune. De tout temps, beaucoup de choses se sont décidées dans ces lieux de convivialité. Cet usage de ‘pragois’ est donc réducteur, et un mouvement à Brno a d’ailleurs lui aussi revendiqué son appartenance à ce ‘café pragois’. Ses membres voulaient être classés dans la même catégorie de personnes que celles du ‘café pragois’ : c’est-à-dire ouvertes, qui refusent de faire la chasse des idées et idéaux des autres et qui surtout refusent l’enfermement, le racisme, la xénophobie et la haine de l’autre. Et des gens comme ça, on en trouve dans toutes les grandes villes tchèques, et pas seulement dans les grandes d’ailleurs. »

Quand cette expression de « café pragois » est-elle apparue ?

« Le ‘café pragois’ est une notion ancienne. Cela a été utilisé à différents moments de l’histoire tchèque, et l’expression a même eu une connotation péjorative à une certaine époque. Ces rencontres entre artistes, créateurs, intellectuels, professeurs, etc., il y en a eu beaucoup par exemple au moment du Réveil national au XXe siècle. Ce renouveau tchèque sous l’Empire austro-hongrois s’est fait dans les cafés de Prague. C’est donc une tradition, mais qui n’est pas propre à ce pays. Après, cette désignation d’un groupe de gens a pris sa connotation péjorative et s’est popularisée par le candidat Zeman devenu président de la République. Désormais, elle est répétée jusqu’à plus soif par ses affidés. »