Le difficile retour de Peter Demetz
« Quand je suis en Bohême, je suis sans cesse confronté à mon passé. J’en suis assailli, bien que je ne sois pas un homme du passé », dit l’écrivain Peter Demetz qui peut être considéré comme la mémoire vivante du foisonnement culturel des années 1930-40 en Tchécoslovaquie. Témoin privilégié de la coexistence des cultures tchèque, allemande et juive qui a pris fin dans le cataclysme de la Deuxième Guerre mondiale, Peter Demetz a quitté son pays sombrant dans le totalitarisme en 1949 et s’est installé aux Etats-Unis. Mais il n’a pas pu couper les attaches qui le liaient à sa patrie et à Prague, ville où il est né. Aujourd’hui encore il parle tchèque tout-à-fait couramment comme s’il n’avait pas passé deux tiers de sa vie en Amérique. C’est à la culture et à l’histoire de sa patrie qu’il a consacré aussi toute une série de livres dans lesquels il se montre comme un penseur original et un déboulonneur de mythes.
« Une partie de la famille était tchèque, une autre partie était orientée sur le milieu culturel allemand. Dans ce sens nous étions divisés. Mais à part ça, nous allions ensemble nous amuser sur l’île de Žofín, nous allions dans des cafés. C’était quand même une famille. »
Bientôt la famille déménage et s’installe à Brno, capitale de Moravie, où le père devient directeur d’un théâtre. Peter ne reviendra à Prague qu’après le divorce de ses parents, une semaine après l’occupation de la Tchécoslovaquie par les nazis en 1939. Il étudie d’abord dans un lycée, puis travaille dans une librairie et finalement est déporté dans un camp pour les personnes d’origine mixte. Il survivra à la fureur nazie mais sa mère disparaît dans un camp d’extermination. La fin de la guerre donne au jeune homme avide de connaissances de nouvelles possibilités :
« J’ai commencé mes études immédiatement après la guerre, dès mon retour du camp. J’ai passé d’abord un mois dans la piscine publique de Žofín à Prague pour me rétablir un peu et puis je me suis mis à étudier, c’était fantastique. C’était le véritable début d’une nouvelle vie. J’ai commencé par étudier la religion. Mais c’était d’immenses horizons que je ne savais pas saisir, alors je me suis dit : ‘Il faut revenir à la littérature, c’est plus concret.’ Mais je ne savais pas quelle littérature choisir et je les ai donc pris toutes, tchèque, allemande, anglaise. Je pense avoir réussi, parce que ce chaos était créateur. »Le jeune homme promis à une belle carrière universitaire suit avec enthousiasme les cours de philosophie de Jan Patočka à l’Université de Prague, se lance également dans les études d’anglais et d’allemand et étudie quelque temps à Londres. Cependant, l’optimisme d’après-guerre fait long feu et Peter se rend bientôt compte que l’arbitraire nazi sera bientôt remplacé par le totalitarisme communiste. Jeune et plein d’énergie, il décide donc de chercher son bonheur ailleurs. Voilà comment il explique les raisons qui l’ont poussé à s’exiler :
« Il y a eu deux raisons. La première est que je m’intéressais à Franz Kafka, j’ai même écrit en Angleterre une dissertation sur Kafka et je me suis ainsi coupé la route de la carrière académique. Kafka était en disgrâce et j’avais une dissertation sur lui. Alors le professeur Siebenschein m’a dit : ‘Dans ces conditions vous pouvez peut-être devenir lecteur à l’université d’Olomouc, mais à Prague vous n’avez aucune chance.’ L’autre raison importante a été le fait que ma fiancée de l’époque, Hanka, qui devait devenir ma femme, était secrétaire de l’Association Grande-Bretagne -Tchécoslovaquie. C’était une organisation culturelle. Et elle était obligée de recevoir tous les jours des agents de la police politique communiste, la STB, qui la poussaient à devenir, elle aussi, agent et à les informer de ce qui se passait dans cette association. Alors, nous nous sommes dit que ça n’allait plus et qu’il fallait partir. Et c’est ce que nous avons fait. »
Peter Demetz et sa future femme réussissent à passer illégalement la frontière et se lancent dans une nouvelle vie. Peter poursuit ses études en Suisse, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, travaille quelque temps pour radio Europe libre à Munich et s’installe finalement en Amérique. Devenu professeur il donne des cours et des conférences dans de nombreuses universités européennes et américaines et crée simultanément une importante œuvre littéraire inspirée en grande partie de ses origines centre-européennes. Celui qui dit ne pas être homme du passé se révèle un chercheur passionné d’histoire. Il sait rapprocher le passé au lecteur actuel, réussit à évoquer dans ses œuvres les tendances et les tournants des époques révolues et cherche à déraciner de nombreuses idées reçues sur l’histoire. Il écrit toute une série de livre d’histoire et d’études littéraires dont certains seront traduits en tchèque.
A son livre « Prague in Black and Gold (Prague en noir et or) » il donne le sous- titre « Scènes de la vie d’une ville européenne ». Dans cette grande fresque historique qui est une de ses œuvres les plus importantes, il évoque avec une profusion de détails les grandes étapes de l’évolution de la capitale tchèque qu’il situe dans son contexte géopolitique. Il compare d’abord les légendes sur la naissance de la ville avec les résultats des recherches archéologiques et historiques et retrace l’évolution de la petite commune sur la Vltava devenue ville royale. Un chapitre important retrace l’époque de l’empereur Charles IV qui a fait de Prague au XIVe siècle une capitale européenne. D’autres parties du livre sont consacrées à la révolution hussite entre 1415 et 1422, à l’époque de l’empereur Rodolphe II qui a redonné à la ville son importance politique et culturelles au tournant des XVIe et XVIIe siècles, et il évoque aussi l’orage révolutionnaire qui a éclaté à Prague et en Europe en 1848. Dans le chapitre intitulé « La Prague de Tomáš Garrigue Masaryk », il réunit de nombreuses informations intéressantes sur la vie et l’œuvre du fondateur et premier président de la République tchécoslovaque indépendante, personnalité à laquelle il voue beaucoup d’admiration. Prague et sa patrie tchèque sont aussi les thèmes d’autres livres de Peter Demetz qui ont été traduits dans la langue de sa mère. Une étude historique est consacrée à Prague sous l’occupation allemande et l’auteur aime évoquer également les personnalités liées avec sa ville natale. En 1998 les éditions Aula ont publié par exemple la traduction tchèque d’une étude intitulée « René: les années pragoises de Reiner Maria Rilke ». La gamme des thèmes qui l’intéressent est large :« En Amérique je voulais savoir tout d’abord ce que c’était la théorie littéraire marxiste parce que c’était ici une doctrine officielle mais en réalité ce n’était qu’une légende dans la majorité des cas. Je voulais savoir ce que c’était et j’ai écrit une dissertation à ce sujet. Je m’intéressais aussi au roman du XIXe siècle, je donnais des conférences sur le réalisme selon la théorie formaliste. Et puis je m’intéressais toujours à la poésie lyrique, à la poésie tchèque, anglaise, allemande. Je traduisais un peu et je traduis encore. »
Parmi ses traductions il y a des poésies de Jiří Orten, une anthologie de poètes tchèques exilés mais aussi « Grand-mère » de Božena Němcová, livre fondamental de la littérature tchèque. C’est à la demande du critique allemand Hans Magnus Enzensberger qu’il s’est lancé dans la traduction des poésies de František Halas, ce qu’il considère comme son travail le plus difficile.
Exilé aux Etats-Unis, Peter Demetz est donc resté lié à sa patrie par d’innombrables attaches. Pourtant il n’a pas été facile pour lui de retrouver après la chute du communisme le pays de son enfance et de son adolescence. Il décrit dans l’épilogue de son livre « Prague en noir et or » les sentiments contradictoires qu’il éprouvait lors de son retour. Les premières réticences surmontées, il a réappris à aimer sa patrie. A partir de 1989 il donne des conférences dans plusieurs universités tchèques, il fait traduire ses livres pour les lecteurs tchèques et malgré son âge il se rend souvent en Tchéquie. « Quand je suis rentré, dit-il. Tout était pour moi nouveau et surprenant. Aujourd’hui, c’est différent, parce que je viens deux fois par an. Prague est une ville anarchique – heureusement. »