Breton, Camus et Cie, des rapports complexes avec la Bohême
Il y a une semaine, cela faisait 50 ans que l’écrivain et musicien Boris Vian nous quittait. Pas de lien entre Boris Vian et Prague, si ce n’est qu’il aurait sûrement apprécié les clubs de jazz, mais nous saisissons ici l’occassion d’évoquer les rapports complexes qui ont existé entre la Bohême et des personnalités aussi singulières que Vian : André Breton et Albert Camus.
Les relations entre surréalistes tchèques et français condensent les quelques ambiguïtés, qui ont pu exister entre les écrivains des deux pays durant le XXème siècle. Côté tchèque, citons le théoricien de l’art Karel Teige, les peintres Jindřich Štýrský et Maria Čermínová, appelée aussi Toyen, tous fondateurs du mouvement d’avant-garde Devětsil, dans les années 1920.
Tous ces artistes connaissaient bien Paris pour y avoir effectué des voyages fréquents et par conséquent le mouvement surréaliste.
« Le surréalisme, c’est par définition, l’automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée… »
André Breton, véritable père du surréalisme, n’a pas fait tout de suite des émules auprès des artistes tchèques. Les membres du Devětsil, en particulier, restent longtemps critiques et pour tout dire hérmétiques, à son égard. Ils condamnent la forme narrative des peintures, qui leur paraît dépassée par rapport au cubisme. Le poète Vitězslav Nezval juge la démarche surréaliste vaine sinon futile et il ne ressent aucune affinité pour l’écriture automatique !
Pourtant, la situation va rapidement évoluer. A partir de 1933, Nezval se rapproche d’André Breton et bien vite, Karel Teige et Jindřich Štýrský prennent la direction du groupe surréaliste. En mars 1935, André Breton se rend à Prague où il prononce un discours l’Association des peintres et plasticiens Mánes, devant près de 800 personnes. Il y rend un hommage à Prague en parlant de « la ville magique de la vieille Europe ».
Dans la bouche de Breton, le mot magique a sans doute un sens noble, magie des mythes mexicains, magie de l’art... Pourtant, elle réactive, ou active avant la lettre, cette image de carte postale, qui colle tant à la capitale tchèque. Car du mystique et du mystérieux de la fin du XIXème siècle au magique du tourisme de masse, le pas a été franchi dès la période communiste.
Peter Demetz, émigré depuis 1948 aux Etats-Unis où il enseignait la littérature allemande à l’Université de Yale, évoquait les lendemains désenchantés du Printemps de Prague en ces termes : « la nostalgie d’une Prague magique sert maintenant de camouflage à un anticapitalisme romantique, mais elle est devenue en même temps une marchandise dont on fait commerce pour les touristes. »
En fait, pour certains historiens, la phrase d’André Breton, pourrait être à prendre au second degré : ne doit-on pas comprendre en effet que Prague, capitale magique de la vieille Europe, a désormais un rôle secondaire par rapport à Paris, ville surréaliste de la nouvelle Europe ?
Automne 1938, Beneš prend acte avec résignation de la conférence de Münich. La menace nazie se rapproche et le Parti Communiste en Tchécoslovaquie est en effervescence. Vítězslav Nezval, qui est membre du Parti, doit, sur sa pression, dissoudre le mouvement surréaliste tchèque. André Breton, qui avait rompu avec le Parti trois ans auparavant, tente en vain de l’en dissuader.
Quittons maintenant André Breton pour aborder le cas bien spéficique d’Albert Camus. Pour le père de l’absurde, ce n’est plus l’ambiguïté mais une absolue étrangeté qui caractérise ses liens avec la Bohême. Tiré d’un fait divers, sa pièce, Le malentendu, est représentée au Théâtre des Mathurins, le 24 juin 1944. Camus pensait à l’origine au titre de « Budějovice » car l’action se situe dans le sud de la Bohême.
L’histoire : un jeune homme, Jan, est assassiné par sa mère et sa sœur qu’il venait retrouver vingt ans après avoir quitté son village natal et fait fortune. Tenant une auberge, elles avaient l’habitude d’assassiner et de voler les riches touristes qui faisaient étape chez elles. Jan, qui voulait leur faire une surprise, avait caché son identité le premier soir, ce qui lui sera fatal. La pièce se termine par le suicide de la mère et de la sœur.
Ce n’est pas un hasard si Albert Camus a choisi la Bohême pour cadre d’une histoire qu’il qualifiait lui-même de particulièrement sombre. L’écrivain effectue un voyage à Prague au cours de l’été 1936. Il traverse alors une crise personnelle et la Bohême agira sur lui comme un véritable révélateur. Il relate son séjour dans L'envers et l'endroit.
C’est lors d’une nuit à l’hôtel qu’il ressent une tristesse étouffante, qu’il découvre aussi « le sentiment profond de l’exil et la nausée de l’existence ». Ce thème préfigure celui de l’absurde et on le retrouvera désormais dans ses oeuvres majeures. D’une certaine façon, son séjour à Prague, empreint de malaise, aura été fécond, si ce n’est catalysateur de l’absurde camusien.
Enfin, si les rapports entre écrivains français et terres tchèques ont pu être complexes, ce fut le cas dans les deux sens. On sait l’influence qu’eut Jean-Paul Sartre sur les intellectuels tchécoslovaques durant les années 1950, Antonín Liehm l’a évoqué dans ses Entretiens. L’aura de Sartre n’aura cependant pas été à toutes épreuves et elle aura aussi donné lieu à quelques critiques salutaires.
«Il était philosophe et être philosophe cela veut dire aimer la vérité, mais parfois, il l'a démentie (...) C'était lors des procès de Prague ou après son retour d'Union soviétique en 1954, quand il a écrit plusieurs textes sur la belle vie menée par les citoyens soviétiques, sans même mentionner les camps de concentration. »
C’était le poète et traducteur Jan Vladislav, qui nous a quitté en mars dernier.