Le documentariste Nicolas Philibert parle de la radio et de tout ce qu’on ne voit pas

Nicolas Philibert, photo: Site officiel du Festival international du film documentaire de Jihlava

Dans un monde à la lecture décidément malaisée, les documentaristes apportent une vision personnelle, un point de vue, de la matière à réflexion et à compréhension, de l’engagement, de l’espoir. Invité de marque de la dernière édition du Festival international du film documentaire de Jihlava, Nicolas Philibert, connu et reconnu pour son œuvre « Être et avoir », mais également auteur de nombreux autres longs métrages, est de ceux-là. Lors de son passage dans la métropole de la région de Vysočina, où, entre différents workshops, il présentait notamment son dernier film « La Maison de la radio », une immersion au sein des locaux de Radio France, Radio Prague a eu l’occasion de le rencontrer.

Nicolas Philibert,  photo: Site officiel du Festival international du film documentaire de Jihlava
« Je viens de passer les derniers mois à beaucoup voyager avec mon dernier film à l’occasion de rétrospectives et de jurys de festivals. Maintenant j’ai décidé de retourner vers la solitude pour travailler sur l’élaboration d’un nouveau projet mais je n’en parlerai pas ici car je suis trop peu avancé pour le moment. »

On peut parler du film précédent, « La Maison de la Radio », qui est diffusé durant cet entretien. Cela nous intéresse particulièrement parce qu’on travaille dans une institution qui ressemble à celle de Radio France. Pourquoi avez-vous eu envie de faire ce projet ? Vous aimez la radio ?

« J’aime beaucoup la radio. J’ai toujours écouté la radio dans ma famille car mes parents n’avaient pas la télévision alors j’ai grandi avec ça. Assez naturellement j’ai eu envie de faire un film sur la radio. C’était une sorte de défi de faire un film sur des gens qui produisent du son. J’aime bien les défis, les difficultés et lorsqu’un film questionne le cinéma lui-même. C’est comme ça que cette idée est venue même si j’ai eu un moment d’hésitation parce que ça peut sembler absurde, voire stupide, de vouloir faire un film sur la radio. Pourquoi ? Parce que la radio est un média qui nourrit notre imaginaire. On n’a pas d’images alors on se les invente, on se les fabrique, on imagine la tête des gens et les lieux où les reportages nous entraînent. C’est une des choses qui font la richesse, la beauté, la force de la radio et donc vouloir mettre des images à tout prix sur la radio ce n’est pas forcément une bonne idée mais cela amène à poser des questions de cinéma. Comment ne pas tomber dans le panneau ? Comment ne pas être redondant ? Comment faire pour conserver une part de mystère à la radio ? »

'La Maison de la Radio',  photo: Site officiel du festival international du film documentaire de Jihlava
Cela entre en résonnance en ce moment avec le débat lancé par François Rollin qui s’est plaint sur France Inter de devoir être filmé en permanence et de cette tendance qu’ont les radios à filmer leurs émissions en plan fixe. On peut se demander si ce n’est pas une forme inaboutie de télévision et si la radio ne perd pas sa nature de radio ?

« Oui, je dirais que tout ça passe à la moulinette d’Internet au fond. Aujourd’hui, on vit dans un monde d’absolue transparence. Tout doit être visible, tout doit être accessible immédiatement, instantanément. On doit pouvoir savoir ce qu’il se passe dans la chambre de tel ou untel, etc. La radio est un peu « victime » de ce piège où il ne faut plus seulement écouter mais il faut montrer. Mettre des images sur la radio n’a pas grand sens si c’est pour en faire une pâle télévision ou pour courir derrière elle. Je comprends parfaitement la colère de ceux qui protestent contre ça mais j’ai l’impression qu’on ne peut rien faire contre, qu’on ne peut pas aller contre. C’est la tendance d’aujourd’hui, il faut tout dire, tout montrer. Il n’y a plus d’intime, de moins en moins de vie privée, tout se mélange. Les gens s’étalent, se racontent sur les réseaux sociaux, ce qu’ils ont fait hier soir, avec qui j’étais, etc. C’est comme ça. On passe pour un ringard si on trouve que c’est trop, moi je trouve que c’est trop. Il faut préserver la sphère privée. »

Vous n’avez pas de compte Facebook j’imagine ?

« Si, j’ai un compte Facebook mais j’y vais très peu. Je vais vous faire un aveu, je ne sais pas trop comment ça marche, sur quels boutons il faut appuyer. J’ai peur que si j’envoie un message à un ami il sera lu par tout le monde. Je pense qu’il y a des moyens d’y échapper mais au final je ne pratique pas. »

Pour revenir à votre travail, depuis « La Voix de son maître » en passant par « Être et avoir », la curiosité a été le fil directeur de tous les projets que vous avez fait. Comment naît cette curiosité ?

« Ça, je ne sais pas. La curiosité est quelque chose que partagent beaucoup de cinéastes du côté du documentaire. En général, les documentaristes s’intéressent au monde qui les entoure et quelques fois aussi se tournent vers eux-mêmes. Il y a des cinéastes forts intéressants qui font des films autocentrés, parfois avec complaisance, parfois avec humour, parfois avec détachement. La plupart des documentaristes sont tournés vers le monde mais je ne saurais vous dire pourquoi. Pourquoi j’ai une curiosité ? Ça n’a rien d’extraordinaire. Je dirais que le fil directeur de mes films c’est le travail, je filme souvent le travail. C’est aussi le langage, tous mes films tournent autour du langage, le questionne. Il y a eu ce film sur le discours patronal, « La Voix de son maître ». Ce n’était pas tant les patrons que leur discours, leur façon de raconter le monde. « Le Pays des Sourds », un film dont la langue maternelle est la langue des signes. Comment on fait pour s’exprimer lorsque l’on n’a jamais entendu ? Ce film nous plonge dans une langue étonnante, une langue d’images au fond. D’ailleurs, c’est une petite parenthèse, mais les langues des signes sont par leur structure plus proche de la grammaire et du langage cinématographique que les langues orales. Elles procèdent par plan successifs, elles passent du gros plan au plan moyen ou au plan large, etc. C’est comme du montage. »

D’ailleurs je voudrais rebondir là-dessus car dans le film, « La Maison de la Radio », on voit une journaliste qui est aveugle et qui, grâce au braille, peut travailler. Ce film parle donc aussi du langage.

'La Maison de la Radio',  photo: Les Films du Losange
« « La Maison de la Radio » prolonge ce que je disais tout à l’heure, c’est un film qui s’appuie et prend pour thème le langage, la parole, l’écoute. Qu’est-ce-que ça veut dire de parler dans ce média ? De faire parler l’autre ? De tendre son micro ? D’être à l’écoute ? En faisant ce film, je me suis rendu compte que je le savais mais ça s’est matérialisé. Je me suis rendu compte que la radio c’est beaucoup plus que la voix, c’est aussi des mimiques, des regards, des gestes, des corps. Quelques fois c’est de l’angoisse exprimée par ceux qui vont devoir prendre la parole, qui vont devoir faire court ou faire long, développer, commenter, etc. Ce sont des rituels. Il ne faut pas réduire la radio à ce qu’on entend en allumant son poste, c’est aussi tout ce qu’on ne voit pas. »

J’aimerais parler de « La Voix de son maître » et vous demander ce que donnerait un film comme ça aujourd’hui ? Est-ce que le discours des patrons est selon vous semblable de nos jours ?

« Le film a été tourné en 1978, dans un moment charnière parce que les patrons des grands groupes cultivaient le secret jusque-là. Ils s’exprimaient très peu dans les médias, c’était presque vulgaire d’exposer sa vision du monde à la radio, ou pire à la télévision. Cette espèce de carapace de secret commençait à se fendre. Les patrons se sont mis à penser qu’il fallait peut être apprendre des méthodes de communication afin de se défendre face aux attaques des syndicats, etc. Quand on a commencé à faire le film, il y avait des organismes de formation pour les entraîner aux méthodes de communication. »

C’était un peu test pour eux ce film. Ils ont tous accepté ou vous avez eu des refus ?

'La Voix de son maître'
« Ils ont quasiment tous accepté. Dans le film, il y a 12 grands patrons. Il y en a un qui a refusé, il était prêt à parler mais il ne voulait pas que son image apparaisse donc nous n’avons pas donné suite à ça. Au milieu des années 1980, cette mutation est devenue plus visible car on a commencé à voir des grands patrons comme Bernard Tapie et d’autres venir sur les plateaux télé. Il y avait comme une sorte de volonté d’afficher, de provoquer et de se décomplexer alors qu’en 1978, lorsque nous avons tourné le film, on trouve encore dans le vocabulaire des patrons beaucoup de choses qui sont tabous. Le mot « profit » par exemple, on ne parle pas du profit. Sur 40 heures de rushes, le terme « profit » n’est quasiment jamais utilisé. C’est très frappant. »

Vous pensez qu’aujourd’hui on ferait un film similaire, le mot « profit » apparaîtrait de façon très fréquente ?

« Le mot « profit » serait très certainement prononcé mais aujourd’hui les patrons sont tout de même attentifs à ne pas provoquer. On a tellement parlé ces dernières années des parachutes dorés. Il y a quelque chose de proprement scandaleux à voir des gens gagner 100, 150 voire 200 fois plus que leurs propres ouvriers. »

Pourtant le MEDEF est assez offensif et il a des résonnances auprès du gouvernement. Ils sont assez sûrs d’eux en ce moment.

« Ils sont assez décomplexés, oui. J’évoquais la question des salaires, des parachutes dorés, etc. En parole, ils sont présents. Dans les actes, c’est souvent différents. Concernant les acquis sociaux, ils sont très décomplexés aujourd’hui. Si on pouvait complétement démanteler les droits du travail, ils ne s’en priveraient pas. » Selon un membre du MEDEF, il est question de revenir sur le programme commun du Conseil National de la Résistance, voire de le démanteler.

« On ne sait pas très bien où tout ça va nous conduire. On voit que la gauche est divisée sur ces questions. On a l’impression aujourd’hui que tout est un peu chancelant. »