Festival de Jihlava : le film documentaire « loin des turbulences du monde »

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Le Festival international du film documentaire de Jihlava, dont la 18e édition s’est achevée le 28 octobre, se trouve désormais confronté à un problème. La capacité d’accueil des salles mises à disposition dans cette ville du cœur de la République tchèque est trop faible pour faire face à l’affluence des spectateurs. En conséquence, certains d’entre eux n’ont pu assister comme ils l’auraient sans doute souhaité à quelques-uns des 200 films projetés. Présent sur place, Radio Prague n’a pas eu ce problème, grâce à un comportement parfois limite.

Elle a beau accueillir chaque année la plus grande manifestation cinématographique d’Europe centrale dédiée au film documentaire, la ville de Jihlava, forte de ses 50 000 habitants et des personnalités célèbres qui ont un lien parfois menu avec elle, les compositeurs Gustav Mahler et Bedřich Smetana, l’écrivain Karel Havlíček Borovský ou encore l’acteur Ondřej Vetchý entre autres, reste toutefois pour le moins tranquille même durant la durée de la manifestation. Et pour en décrire l’atmosphère, on peut se référer aux propos du réalisateur français Nicolas Philibert, dans le préambule de l’entretien qu’il a accordé à Radio Prague, alors qu'il découvrait pour la première fois la métropole de la région de Vysočina :

Nicolas Philibert,  photo: Site officiel du festival international du film documentaire de Jihlava
« J’ai passé ma journée d’hier enfermé dans une salle de réunion pour parler avec des jeunes auteurs de projets de documentaire. Je n’ai pas eu le temps de me balader, je suis allé en gros du festival à ma chambre d’hôtel et de ma chambre d’hôtel au festival. C’est une jolie ville semble-t-il, en tout cas ce petit centre, mais j’ai eu l’impression curieuse de revenir tout à coup presque au XIXe siècle : une ville très silencieuse, même si hier c’était dimanche, très peu de gens dans les rues, des rues pavées, des maisons assez jolies, colorées, une ville très calme, très tranquille, bien loin des turbulences du monde. »

Il faut dire que Nicolas Philibert, dont un hommage était rendu avec la projection de deux films, incluant La Maison de la Radio, qui offre une immersion au sein des locaux de Radio France, n’était pas à Jihlava en qualité de touriste. Le cinéaste, auteur de l’acclamé Être et Avoir, dont l’œuvre s’intéresse à la question du langage selon ses propres dires, a en effet fait bénéficier de son expérience les professionnels et aspirants professionnels réunis dans le cadre du festival.

'La Maison de la Radio',  photo: Site officiel du festival international du film documentaire de Jihlava
« Chaque auteur faisait un exposé sur son projet. Ensuite, il me revenait de réfléchir avec eux, de les questionner, de les bousculer un peu pour les aider à avancer. Quand on fait un film, que ce soit une fiction ou un documentaire, on passe par de longs moments de solitude. On est seul quand on écrit le projet. On est seul quand on fait des repérages. Ensuite au moment du tournage plus tard, on aura une petite équipe bien sûr, mais on commence par traverser une longue période assez solitaire et c’est bien pour ces jeunes cinéastes de rencontrer des gens qui ont plus d’expérience et qui peuvent les aider. »

Expérimenté, Štěpán Benda l’est déjà. Caméraman qui a choisi l'émigration en 1968, il vit désormais à cheval entre Berlin, sa ville de cœur, et la région de Vysočina, où il possède un moulin. Dans les années 1980, il a également vécu deux ans en France et plus tard, il peut se vanter d’avoir collaboré avec Jean-Luc Godard, dont il salue la profonde connaissance technique, sur le film Allemagne 90 neuf zéro. Durant l’été, s’est rappelé à son bon souvenir P.V.O., un long-métrage réalisé en 1990 pour la télévision sur le groupe de rock alternatif Psí vojáci, dont le leader charismatique, Filip Topol, est décédé l’an passé à l’âge de 48 ans. Štěpán Benda en a retrouvé un enregistrement magnétique, projeté avec succès à Jihlava. En l’absence du réalisateur Pavel Macháček, désormais chauffeur de taxi et qui n’est pas du « type festival », selon les mots de son ancien caméraman, c’est ce dernier qui présentait un film qu’il n’avait lui-même jamais vu avant cette année.

'P.V.O.',  photo: Site officiel du festival international du film documentaire de Jihlava
« Quand j’ai tourné ce film, je ne savais pas ce qu’il valait. Ensuite, j’ai beaucoup travaillé et aujourd’hui, après plus de 20 ans, je crois que ce n’est pas si mauvais ! »

Rétrospectivement, vous êtes donc satisfait de votre travail ?

« C’est toujours comme ça. Quand vous travaillez comme opérateur, vous avez toujours en tête le boulot, les frustrations, et vous ne pouvez pas objectivement juger. Avec la distance, vous pouvez dire que c’était bien, en tout cas ce n’est pas mauvais. »

'P.V.O.',  photo: Site officiel du festival international du film documentaire de Jihlava
Le film est largement construit autour de longs travellings dans le Prague de 1990 au son des chansons du groupe Psí vojáci. L’intérêt du film, selon vous, réside aussi beaucoup dans le portrait qui est donné de la ville de Prague après 1989…

« Il y a aujourd’hui chez les gens une sorte de nostalgie. Ils pensent que le temps du socialisme n’était pas si mauvais qu’on le dit. Ils devraient voir ce film ! Quand je suis revenu après 22 ans d’exil, j’étais choqué ! Les bâtiments étaient endommagés ! C’était comme en Russie. »

Si l’on en croit un nombre non négligeable de films proposés dans la section Česká radost (Plaisir tchèque), les réalisateurs tchèques ne sont pas non plus tout à fait satisfaits du système économique, politique et social né sur les cendres du régime communiste. Dans Plán, Benjamin Tuček explore les liens troubles entre les promoteurs immobiliers et les élus de la ville de Prague. En se basant sur le plan de développement urbain de la ville, modifié plus de 3000 fois entre 1999 et 2013, le cinéaste montre comment s’organise la privatisation de l’espace public et les dynamiques d’engagement citoyen d’opposition à ce processus.

'Plán',  photo: Site officiel du festival international du film documentaire de Jihlava
« Ce film s’appelle Plán, mais il ne parle pas tant de cartes ou de plans, que de mouvements, ou même de mouvements sous-jacents qui traversent la ville de Prague. On a fait le film pendant cinq ans et on a voulu explorer ce qu’implique en pratique l’idée de la participation citoyenne dans le cadre du développement de la ville. »

Le jeune réalisateur Martin Kohout, sorti tout droit de la FAMU s’intéresse également aux logiques de privatisation des biens de la collectivité, notamment en 2012 avec La Main invisible du marché : la privatisation des studios Barrandov. A Jihlava, le documentariste présentait un projet pour l’heure inachevé sur les vagues de privatisation par coupons dans les années 1990, qui devaient permettre d’entrer de plein pied dans l’économie de marché avec l’ambition de faire de chaque Tchèque un petit actionnaire. Impulsé par le ministre des Finances puis Premier ministre Václav Klaus, l’opération a surtout permis à un petit nombre de s’enrichir rapidement en s’appropriant les entreprises les plus rentables de République tchèque.

'K oblakům vzhlížíme',  photo: Site officiel du festival international du film documentaire de Jihlava
La section Česká radost a toutefois récompensé un film dont le sujet n’est pas tant politique que social et culturel. Il s’agit de K oblakům vzhlížíme (Tournés vers le ciel) du réalisateur Martin Dušek, un habitué puisque déjà primé trois fois, cette fois-ci avec une œuvre qui s’intéresse à l’art du tuning dans le nord de la Bohême.

Dans la catégorie Opus Bonum, la compétition internationale, c’est la réalisatrice française Anna Roussillon qui a su tirer son épingle du jeu avec son documentaire Je suis le peuple, qui suit le quotidien d’un village égyptien après la révolution de 2011.

Mais le festival de Jihlava, dont la thématique principal cette année était le monde industriel et l’usine, ne se résume pas à ses sections compétitives. Une place importante est à chaque édition réservée à l’histoire du cinéma et des hommages et rétrospectives consacrent ceux qui ont contribué à la faire. Parmi les personnalités honorées cette année, le réalisateur Alain Resnais, décédé le 1er mars dernier, figurait en bonne place. David Čeněk, historien du cinéma à l’Université Charles à Prague, a coordonné sa rétrospective :

« Alain Resnais ne se souciait pas de savoir si son film était un documentaire ou une fiction. Il faut dire qu’il y a des films comme Hiroshima mon amour qui sont des mélanges de fiction et de documentaire. Nous voulions présenter son œuvre documentaire parce qu’il a tourné des documentaires, même si ce sont en général des courts métrages, qui ont beaucoup influencé au moins le documentaire français à l’époque. »

'Paris 1900',  photo: Site officiel du festival international du film documentaire de Jihlava
Et parmi les œuvres documentaires sur lesquelles a travaillé Alain Resnais, était projeté Paris 1900, l’une de ses premières réalisations. Il s'agit d'un film de Nicole Védrès composé d’images d’archives et qui se veut un « essai cinématographique » sur le Paris de la Belle Epoque.

« Ce qui intéressait beaucoup Alain Resnais, ce qui l’a influencé, c’est que Nicole Védrès fait des films considérés comme des essais cinématographiques. Ce sont les premiers films documentaires qui ne sont pas des commentaires des événements historiques mais plutôt qui essaient de proposer une analyse sur un thème historique, social, et de faire une espèce de réflexion ici à travers des images d’archives. »

En déambulant dans les rues de Jihlava entre le cinéma Dukla et la maison de la culture, on pouvait un instant s’évader du monde du cinéma vers celui du théâtre ou de la musique. On pouvait aussi aller manger un morceau. Mais bien vite, le visiteur était rattrapé par ce septième art habilement dissimulé sous les traits d’une caravane, la caravane enchantée. Cette mini-salle de cinéma ambulante, actuellement en tournée en République tchèque, est l’œuvre de champenois cinéphiles. A l’origine de ce projet, le réalisateur Jérôme Descamps :

Photo: Antonín Matějovský,  Štěfan Berec / Site officiel du festival international du film documentaire de Jihlava
« Nous sommes une association française et nous nous occupons de faire connaître le cinéma d’auteur, le cinéma français, un peu partout. Nous nous sommes aperçus que dans les campagnes ou dans les quartiers des villes, il y avait peu voire plus de salles de cinéma. Donc il nous manquait un outil. On a beaucoup réfléchi, et tout à coup on s’est dit pourquoi pas une caravane. C’est l’idée des vacances, ça ne fait pas peur et si on la décore de façon sympa, elle va se voir et les gens vont venir voir les films. Donc, nous avons repéré une ancienne caravane que nous avons retapée entièrement avec nos amis et nous l’avons transformée en caravane ensorcelée, en caravane mini-salle pour douze à quinze personnes. »

Et pourquoi donc la caravane est-elle ensorcelée ?

« Parce que l’association s’appelle La Pellicule ensorcelée, donc tout est ensorcelé chez nous ! »

Mais alors pourquoi la pellicule est ensorcelée ?

« C’est une phrase d’un réalisateur français qui s’appelait Robert Bresson. Ce qu’il appelait la pellicule ensorcelée, c’était quand la magie des images et des sons était vraiment au summum. La rencontre était un peu magique et rendait la pellicule ensorcelée… »

Radio Prague aura prochainement l’occasion de revenir sur cette sorcellerie et sur divers autres aspects du festival, avec en particulier l’entretien réalisé avec Nicolas Philibert.