Le legs spirituel de Roland Barthes

Roland Barthes
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Le rayonnement de l’œuvre du philosophe et écrivain Roland Barthes ne faiblit pas avec les années et dépasse de loin les frontières de la France et de la francophonie. L`esprit critique de ce sémiologue ayant vécu entre 1915 et 1980 continue de jeter une nouvelle lumière sur le monde et la société dans lesquels nous vivons et suscite l’intérêt de nouvelles générations de lecteurs. Les éditeurs tchèques ne négligent pas non plus l’œuvre de ce penseur et les traductions tchèques des ouvrages de Roland Barthes se multiplient. Actuellement, Roland Barthes est l’un des auteurs français les plus traduits en tchèque. Nous devons ces traductions entre autres à Josef Fulka, philosophe qui enseigne à la faculté des sciences humaines de l’Université Charles de Prague. C’est avec lui que nous nous sommes entretenus sur le legs spirituel de Roland Barthes et sur l’engouement des éditeurs tchèques pour son œuvre.

Roland Barthes est souvent présenté comme le réformateur de la critique littéraire et artistique. Qu’a-t-il apporté de nouveau dans le rapport entre l’œuvre, l’auteur et le lecteur?

«C’est une question extrêmement difficile d’autant plus que la pensée de Roland Barthes n’a jamais cessé de changer. Roland Barthes est un penseur qui a toujours changé, qui était toujours très soucieux de devenir ‘autre’, si l’on peut dire. Alors les points de vue, la problématique qu’il traite et la méthodologie qu’il adopte ne cessent de changer. Au début de sa carrière il a fait une analyse critique de ce qu’il appelle lui-même ‘l’idéologie de la société bourgeoise’. C’est une critique influencée par Marx, Sartre et Brecht. Puis il a adopté la méthodologie disons ‘structurelle’, et c’est dans cette période qu’il a commencé à s’occuper de la relation entre l’œuvre, l’auteur et le lecteur. Dans les années 1970 il adopte dans la critique littéraire une position qu’on appelle ‘hédoniste’. Dans cette période-là, c’est le point de vue du lecteur qui commence à être dominant, et très souvent c’est le point de vue de Roland Barthes lui-même, en tant que lecteur. C’est donc Roland Barthes qui parle de lui-même. Mais dans cette singularité même, la position de Roland Barthes peut-être adoptée par quiconque. Alors Roland Barthes parle de lui-même mais c’est toujours le lecteur en général qu’il vise.»

Qu’est-ce que la sémiologie et quelle est la contribution de Roland Barthes à cette discipline?

«La sémiologie, telle qu’elle est comprise par Roland Barthes, peut être considérée comme une radicalisation du projet saussurien, parce qu’on sait bien que Ferdinand de Saussure a conçu la sémiologie comme la science des signes au sens le plus général du terme, ce qui veut dire pas seulement les signes linguistiques. Et Roland Barthes a adopté cette recette, si l’on peut dire, et l’a menée au bout. Cela veut dire que l’analyse sémiotique de Roland Barthes ne se limite pas à la sphère du langage et de la littérature mais il adopte très souvent la méthode structurale pour analyser des phénomènes beaucoup plus larges, tels que la mode, des événements culturels et même des événements politiques. C’est donc surtout cette généralisation du projet sémiologique qui constitue, à mon avis, l’apport de Roland Berthes. »

Quels sont les autres grands thèmes de l’œuvre de Roland Barthes?

«Il y a toujours deux grands thèmes qu’il ne cesse de traiter et qui reviennent fréquemment dans l’ensemble de son œuvre. C’est le thème d’une certaine critique de l’idéologie, un certain souci de démythifier ce qu’on considère comme naturel. Et d’un autre côté, c’est le thème de la littérature en tant que telle. Et très souvent les deux thèmes s’entrecroisent. Barthes est un auteur qui essaie de démythifier même en parlant de la littérature et très souvent son criticisme de la société bourgeoise et de l’idéologie est pénétré par des aspects littéraires. Ce sont donc deux thèmes que je considère comme les plus importants. »

C’est derniers temps on assiste en République tchèque à un regain d’intérêt pour l’œuvre de Roland Barthes. Pourquoi les éditeurs tchèques commencent-ils à s’intéresser tellement à cette œuvre? Est-ce aussi grâce à vous, puisque vous êtes capable de traduire les écrits de ce penseur?

«Il est très difficile de déterminer les raisons particulières de cet intérêt, mais je crois qu’on assiste à présent à une certaine renaissance de l’intérêt pour la pensée de la seconde moitié du XXe siècle en général, donc aussi à celle de Roland Barthes. C’était peut-être bien de commencer dans les années 1990 par la traduction des ‘Mythologies’ qui est probablement l’œuvre la plus accessible de Roland Barthes, un livre très populaire, très bien écrit, qui se lit très bien et qui touche beaucoup de domaines, pas seulement la littérature mais aussi la politique et la culture en général. Je n’en suis pas sûr, mais je crois que c’est peut-être grâce à cette traduction-là que Roland Barthes est devenu un auteur à qui on s’intéresse. »

Qu’est-ce qui a donc déjà été traduit et que reste-t-il encore à traduire?

«On peut dire que les ouvrages principaux de Roland Barthes sont traduits assez bien en tchèque. Nous avons ‘Mythologies’, nous avons ‘La Chambre claire’ et ‘Fragments d’un discours amoureux’, nous avons ’Le plaisir du texte’ publié récemment et pas mal d’autres livres. Il y a quand même des ouvrages qui ne sont pas traduits, notamment son autobiographie qui s’intitule ‘Roland Barthes par Roland Barthes’. Ce qui n’est pas traduit non plus, c’est son petit livre sur le Japon ‘L’empire des signes’, mais, à que je sache, ces livres sont en train d’être traduits. Il reste à traduire, à mon avis, le très beau livre qu’il a écrit sur Racine, un ouvrage très important, et un petit livre sur Michelet qu’il a fait au début de son itinéraire.»

Ces traductions vous ont-elles posé des problèmes particuliers ? Y avait-il par exemple des problèmes de terminologie?

«Tout à fait. Ce n’étaient pas tellement des problèmes de terminologie parce qu’on peut toujours inventer une sorte de terminologie, mais ce qui pose un problème, et ce qui fait de Barthes un auteur extrêmement difficile à traduire, c’est, je dirais, la beauté de son style. Barthes, un grand théoricien, est aussi un grand écrivain, qui s’exprime d’une manière très particulière et très belle, et il est extrêmement difficile de rendre en langue tchèque la spécificité de sa manière de s’exprimer. Ce n’est pas à moi de juger si j’ai réussi, ce sont les lecteurs tchèques qui doivent lire et apprécier ce qu’on a fait.»

Vous avez traduit Roland Barthes, vous avez donc fait la lecture la plus profonde de ses textes. Qu’avez-vous trouvé de plus précieux chez ce penseur?

«Ce que j’ai trouvé de plus précieux, c’est sa manière de pénétrer les mécanismes sociaux, culturels, littéraires qu’on considère comme tout à fait naturels. Et Barthes découvre certains effets, certaines constructions qu’il n’hésite pas à appeler ‘idéologiques’. Il découvre des mécanismes idéologiques là où on ne les attend pas. Pour adresser à Barthes un petit reproche, il faut dire peut-être qu’il commence à se répéter surtout vers la fin de sa carrière. Il y des thèmes qui se répètent, on reconnaît ce qu’il a déjà dit. Mais j’imagine que cela arrive à tous les grands auteurs.»