Le Noël de Rudolf Těsnohlídek
L’écrivain et journaliste Rudolf Těsnohlídek (1882-1928) est connu surtout grâce à son roman humoristique Liška Bystrouška (La petite renarde rusée) qui a tellement séduit Leoš Janáček qu’il en a tiré un célèbre opéra. Rudolf Těsnohlídek a été cependant aussi l’auteur de toute une série d’autres romans, de recueils de poésies et de nombreux articles parus dans la presse et notamment dans le journal Lidové noviny. C’est dans ce journal qu’il a décrit avec beaucoup de détails poignants une aventure qui lui est arrivée au lendemain de la Première Guerre mondiale. Cette aventure qui ressemble à un conte de Noël, allait changer les vies d’innombrables enfants pauvres.
Des pleurs dans une forêt hivernale
Tout a commencé deux jours avant Noël dans une forêt non loin de la ville de Brno. Rudolf Těsnohlídek et deux de ses amis qui se sont rendus ce jour-là dans la forêt endormie, ne se doutaient pas que leur promenade aurait des conséquences inattendues et qu’ils allaient sauver une vie humaine. L’historienne Milena Flodrová évoque cette randonnée mémorable :« Le 22 décembre 1919, trois amis sont allés dans la forêt de Bílovice près de Brno. Il faut dire qu’ils voulaient couper dans la forêt un petit sapin de Noël. Ils voulaient donc commettre un petit vol mais finalement il n’en a rien été. Avant de procéder, ils ont entendu des pleurs. Ils ont d’abord pensé que c’était un animal blessé mais tout à coup, ils sont restés interdits. Ce qu’ils entendaient était un enfant qui pleurait… »
Rudolf Těsnohlídek, rédacteur du Lidové noviny, décrira cette aventure et cette découverte dans un article paru le lendemain dans son journal :
« Ils sont donc allés dans la direction de la voix et ils ont découvert un bébé dans un petit creux sous un épicéa élancé. Il était évident que le bébé avait été déposé dans cet endroit avec l’intention qu’il ne soit pas retrouvé. Il était inutile de crier, la forêt environnante restait silencieuse et dans la pénombre crépusculaire on pouvait voir que le petit corps de l’enfant bleuissait, tant il était transi de froid. Ils l’ont enveloppé dans un manteau et l’ont porté rapidement dans un village proche où ils ont remis le bébé, qui pendant le chemin a commencé à manifester de faibles signes de vie, au commissariat de police. La découverte a provoqué la stupéfaction générale. Grâce aux soins de plusieurs femmes, le bébé s’est quelque peu remis et quand la femme du commissaire de police, madame Bulová, lui a apporté un peu de lait, l’enfant s’est emparé de la tasse et a bu avidement. »
La triste histoire de la mère de Liduška
Sauvée de justesse, l’enfant qui présente des symptômes de refroidissement, est transporté dans un hôpital. C’est une fillette de dix-sept mois qu’on appellera Ludmila et qui entrera dans l’histoire sous son petit nom, Liduška. A l’époque, les mères pauvres qui abandonnent leurs enfants ne sont pas rares. Méprisées par la société, dédaignées par leurs propres familles, tombées dans la misère, les mères d’enfants illégitimes choisissent dans leur désespoir assez souvent cette solution.Le mystère qui plane sur l’origine de la petite fille trouvée dans la forêt de Bílovice est dévoilé quatre jours plus tard. La mère coupable se présente elle-même à la police et elle est arrêtée. Nous connaissons en détail le déroulement de cette affaire parce que Rudolf Těsnohlídek qui est un chroniqueur judiciaire, suivra cette femme jusqu’à la salle d’audience du tribunal de Brno. Marie Flodrová retrace l’histoire de cette mère qui a abandonné son enfant :
« Le 8 novembre 1920 a eu lieu l’audience publique et la mère Marie Kosourová a comparu devant le tribunal. C’était une servante de 26 ans qui ne savait pas que faire de son enfant illégitime. Le père était un prisonnier de guerre russe qui l’avait quittée et était retourné en Russie. L’enfant était une grande complication pour elle parce que personne ne voulait l’employer à cause de sa fille. Selon ses dires, elle vivait dans un grand dénuement mais elle voulait sauver son enfant. Dans la forêt, elle l’observait de loin en espérant que quelqu’un la trouverait et s’en occuperait. »
Les conséquences heureuses d’un acte désespéré
Les témoins, dont Rudolf Těsnohlídek lui-même, mettront cependant en cause les affirmations de cette accusée cherchant sans doute des circonstances atténuantes. Dans un article publié également dans Lidové noviny, le journaliste décrira Marie Kosourová comme « une femme forte, saine, avide des plaisirs de la vie, une femme qui a écouté avec calme le verdict du tribunal et s’est montrée assez indifférente au sort de sa fille ». Toutes les circonstances atténuantes ayant été prises en considération, elle est condamnée à cinq mois de prison ferme avec « une nuitée sur un lit dur une fois tous les quinze jours », ce qui est un verdict relativement clément pour l’époque vu la gravité de son délit.Quoi qu’il en soit, son acte désespéré a entraîné une conséquence heureuse pour Liduška. Elle est adoptée par le maître d’hôtel Josef Polák et sa femme Josefa et c’est dans cette famille adoptive à Brno qu’elle trouvera finalement la sécurité et l’amour dont chaque enfant a besoin.
L’Arbre de la République
L’histoire de cette enfant inspire à Rudolf Těsnohlídek l’idée de faire dresser chaque année sur la place de la Liberté à Brno un grand sapin de Noël – l’Arbre de la République et de lancer une grande collecte caritative en faveur des enfants pauvres. Le premier arbre de la République est inauguré à Brno en 1924. Milena Flodrová rappelle que parmi les enfants qui assistent à la cérémonie solennelle se trouve aussi la petite Liduška Poláková :« Elle a assisté dès 1924 à la première inauguration de l’Arbre de Noël de Brno. A ce moment-là, elle avait déjà presque sept ans. Et cette petite fille se trouvait sous l’arbre de Noël. Elle a donc vécu la première inauguration, la première illumination de l’Arbre de la République. »
La tradition des arbres de la République a pris racine à Brno et dans beaucoup d’autres villes tchèques et slovaques dont Prague. Dès l’année suivante, cette initiative a suivi un objectif concret et ambitieux – la construction d’un grand foyer de l’enfance à Brno. Déjà lors de l’inauguration de l’Arbre de la République en 1928, on pose la première pierre du foyer et la nouvelle institution sera ouverte un an plus tard, le 8 décembre 1929.La vie ultérieure de Liduška
Et quel a été le sort de Liduška, enfant sauvée au dernier moment et trouvée sous un sapin de Noël ? L’historienne Milena Flodrová évoque la suite de la vie de cette petite fille miraculée dont l’histoire émouvante a attiré l’attention sur le sort d’innombrables enfants démunis :« Liduška est entrée en apprentissage pour devenir vendeuse. Elle habitait avec ses parents adoptifs à Brno et plus tard toute la famille a déménagé à Prague. Par la suite, Liduška a épousé en 1938 le géologue Josef Chybík et lui a donné trois enfants. Elle a donc eu une très belle vie familiale. Et si je ne m’abuse, encore en 1994, donc âgée de 76 ans, elle est venue à Brno pour assister à l’inauguration de l’Arbre de Noël. »