Le poète à Noël

Jaroslav Seifert

Et lorsque vient l'hiver à ma vitre gelée, mon oeil découvre un trou où regarder dehors, par cette fenêtre fondue moins grande qu'une bague je vois déjà la feuille sur l'arbre dénudé. C'est Jaroslav Seifert qui a écrit les vers que je viens de citer. Cette image poétique prouve que l'hiver et ses charmes ne manquaient pas parmi les thèmes qui inspiraient ce poète tchèque. Dans ses souvenirs il a évoqué avec force de détails Prague à Noël, Prague de sa jeunesse, Prague qui se transformait en décembre en une ville de rêve. Je vous invite donc de vous rendre aujourd'hui en compagnie de Jaroslav Seifert dans cette Prague auréolée des lumières de Noël, telle que la voyait, il y a presqu'un siècle, un petit garçon émerveillé qui ne savait pas, et ne pouvait pas savoir, qu'il deviendrait célèbre et recevrait un jour le Prix Nobel de littérature.

"Et la neige ensevelit tout cela..." - c'est ainsi que Jaroslav Seifert a intitulé la première partie de ses souvenirs et des histoires vécues qu'il a réuni sous le titre Toutes les beautés du monde. "N'importe qui a le droit de s'abîmer quelques instants de sa vie dans des souvenirs sentimentaux. Moi aussi", déclare-t-il et constate que sans les souvenirs, "la vie serait d'un vide désolant". Il plonge donc dans le passé. Jaroslav Seifert est né avec le 20ème siècle, en 1901, dans le quartier ouvrier de Prague-Zizkov. Dans son livre il décrit sa visite dans la maison natale, après de longues années d'absence. Face à ces vieux murs, le poète âgé chasse ses souvenirs d'enfance comme des papillons dans ce vieil immeuble locatif qui se dresse là "triste et peu engageant". Il évoque son père dont la vie "représentait une chaîne de déceptions de toute sorte", et sa mère dont la vie était "limpide et sans surprises" malgré le dénouement dans lequel il lui fallait vivre. Il a rendu ailleurs un hommage émouvant à sa mère par un recueil intitulé Maman devenu sans doute un des livres tchèques les plus populaires.

En lisant ses Mémoires on se rend compte que la vie de Jaroslav Seifert se déroulait sur le fond de sa ville natale. Prague joue dans sa biographie un rôle capital. Il vit avec la ville comme d'autres vivent avec une personne aimée, il lui voue un véritable amour qui s'approfondit avec l'âge, il devient son admirateur le plus fin et le plus compréhensif, il entend sa respiration et il sent ses pulsations, il lui pardonne toutes les insuffisances, tous les moments amères, toutes les déceptions, toujours prêt à admirer ses beautés visibles et secrètes. Jaroslav Seifert n'oubliera jamais les premiers émerveillements que Prague lui a réservé.


Dans ses souvenirs, Jaroslav Seifert reviendra toujours sur la place de la Vieille-Ville de son enfance où s'ouvrait, tous les ans, au début de décembre, le marché de la Saint-Nicolas suivi immédiatement de celui de Noël. Il s'y promenait, se pressait dans la cohue, se faufilait entre des baraques "les poches vides mais le coeur plein de convoitise".

"Aujourd'hui, il est déjà difficile, dit-il, de recréer dans sa tête l'atmosphère unique de ce vaste marché. L'air sentait bon l'orange, et il s'y mêlait l'odeur âcre des lampes à acétylène ou de simples quinquets. Et puis toutes ces couleurs! C'était si fascinant que je n'arrivais pas à me détacher de ce très beau spectacle, je restait à errer là jusque tard dans la soirée." Seifert n'oublie pas qu'il y avait une nette différence entre le marché de la Saint-Nicolas, et celui de Noël. Pour la Saint-Nicolas on voyait partout des milliers de vergettes dorées ornées de rubans et de roses rouges en papier crépon. "Parfois la neige, se souvient-il, se mettait de la partie et les flocons mêlés de particules de dorure se déposaient sur les cheveux et les cols de fourrures. Les mères de famille aux cheveux saupoudrés d'or échangeaient des sourires heureux.

Après la Saint-Nicolas, les vergettes dorées et les figurines en papier représentant saint Nicolas, des anges et des diablotins cédaient la place, du jour au lendemain, aux innombrables santons, porteurs de présents à la crèche. "Le petit garçon examine tout cela pendant de longs moments, passablement excité. Il admire ces châteaux forts flanqués de tours de guet, donjons et créneaux, qui représentent l'orgueilleuse Jérusalem, avec des maisonnettes au pied des murailles. Tout ce petit univers est fabriqué par des gens pauvres et coûte presque rien et pourtant c'est inaccessible au petit garçon qui serre au creux de sa main tout juste quelques kreuzers, et encore pas toujours. Il y a trop de choses qui l'attirent qui éblouissent ses yeux. Il s'arrête surtout devant les santons qui sentent la col forte et les couleurs bon marché, il est complètement "sous le charme de leur pose rigide devant l'apparition de l'ange et de l'étoile," mais il garde jalousement ses kreuzers pour le théâtre de marionnettes qui fait partie des attractions de la foire. C'est là où il dépense sans remords ses sous et après le spectacle, qui est malheureusement trop court, il s'attarde longtemps encore derrière le théâtre "pour écouter derechef, à travers un mince rideau de toile, les dialogues tonitruants et le cliquetis des jambes et des bras en bois" des marionnettes.


Le poète invite le lecteur à partager son passé: "Imaginez aussi les tourbillons de neige qui s'abattaient parfois sur les passants et les baraques foraines, dit-il. Quand les bâches formant le toit commençaient à crouler sous le poids de la neige, les vendeurs les renversaient carrément sur la tête des badauds - qui ne semblaient guère s'en émouvoir. Après tout... On marchait dans la neige, les gens souriaient à quelques jours de la plus belle fête de l'année. Avez-vous déjà vu un gros tas d'oranges coiffé d'une calotte de neige?" Le petit Jaroslav erre parmi les baraques foraines et il est attiré surtout par les marchands de papeterie. Mais il ne s'intéresse ni aux rouleaux de papier crépon, ni aux reproductions d'art sacré prêtes à encadrer, ni aux cartes postales. Il ne s'intéresse qu'aux planches de santons à découper. C'est avec ces planches, qui devaient être collées au préalable sur une feuille de papier solide, qu'il découpe à la maison les figurines pour fabriquer une crèche, car une jolie crèche est une ambition de beaucoup d'enfants de son âge.

Le petit Jaroslav oublie un peu le thème central de Noël, celui de la Nativité et consacre son temps surtout à la construction du château d'Hérode et des palais de Jérusalem qui surplombent l'étable de Bethléem. "Aucune couleur n'était assez éclatante, aucune tour assez crénelée, aucun palais assez fastueux," se souviendra-t-il. "Karel Capek prétendait qu'on aime les crèches parce qu'elles apportent dans notre monde une note humaine et idyllique. Mais moi, je les aimais surtout comme un élément indissociable de la belle période des fêtes qui sentaient si bon et où tout le monde se comportait un peu différemment que d'habitude. Papa, maman et tous les autres. Se sentant plus heureux, ils devenaient souriants, plus aimables, et toute la maison rayonnait de leur bonne humeur. Je ne désirais alors qu'une seule chose: puisse ce temps exquis s'effilocher aussi lentement que possible! Sans vouloir m'en vanter, je dis que nous étions réellement pauvres. Or pour Noël, tout ce que ma mère arrivait à sortir, comme d'un coup de baguette magique, du peu dont elle disposait tenait vraiment du prodige. Elle nous créait une authentique ambiance de fête.(...) Il en est ainsi quand on porte la fête dans son coeur, et pas seulement en chiffres rouges dans son agenda."