Le règne de Marie-Thérèse et les pays de la couronne de Bohême (II)

Marie-Thérèse

La période est forcément un peu spéciale pour Marie-Thérèse (1717-1780), puisque toute une série d’événements sont organisés en Tchéquie à l’occasion du tricentenaire de la naissance de la souveraine habsbourgeoise. Sur Radio Prague, on continue bien logiquement notre série d’émissions qui lui est consacrée avec la suite de l’entretien avec l’historien Jean-Paul Bled. Il y est largement question de la politique menée par Marie-Thérèse, reine de Hongrie et de Bohême, impératrice conjointe du Saint-Empire, pour ce qui est des pays de la couronne tchèque.

Quelle est l’importance des pays de la couronne tchèque au sein des possessions habsbourgeoises ?

Marie-Thérèse
« Elle est considérable. Dans ce qui constitue la monarchie habsbourgeoise, il y a en quelque sorte deux groupes. Le premier groupe, c’est le groupe qu’on pourrait appeler ‘austro-bohême’. L’autre, c’est la Hongrie. Si on les distingue, c’est parce qu’ils ont connu des évolutions différentes. C’est-à-dire que la Hongrie a été longtemps détachée du cœur de la monarchie, du fait de l’occupation ottomane, sauf une petite frange très minoritaire. Pendant toute cette période qui dure un siècle et demi, pas loin de deux siècles, elle est coupée du reste de la monarchie et donc de son évolution. Elle est donc coupée de l’entreprise de centralisation, qui avait un peu commencé au XVIe siècle, mais qui est surtout accrue à partir de la guerre de Trente Ans. Cette entreprise de centralisation concerne donc cet ensemble que j’appelais ‘austro-bohême’ et s’applique en conséquence à la Bohême.

Ensuite il y a la Silésie, qui va être perdue et jamais recouvrée certes. Mais dans cet ensemble, la Silésie est la province la plus riche, ce qui explique que Frédéric II de Prusse ait des visées sur elle et ce qui explique aussi, mais pas seulement, que Marie-Thérèse s’accroche à cette province qu’elle veut recouvrer. La place de la Silésie dans la politique de Marie-Thérèse signifie déjà l’importance prise par la Bohême. Il y a l’épisode qui a été le début de la guerre de Succession d’Autriche, où la Bohême a été provisoirement perdue par Marie-Thérèse, où Charles-Albert de Bavière a été couronné roi de Bohême à Prague. Ce qui a marqué Marie-Thérèse, c’est que beaucoup sinon la majorité des grandes familles de la noblesse de Bohême ont prêtées allégeance à Charles-Albert. Ça l’a marqué, ça l’a désolé évidemment et beaucoup ont considéré qu’après cet abandon, encore une fois éphémère mais une réalité, elle aurait eu des sentiments moins affectueux pour la Bohême que pour la Hongrie, qui elle est venue au-devant de ses souhaits, qui s’est mobilisée militairement pour sa défense. »

Marie-Thérèse est couronnée reine de Bohême au début du mois de mai 1743. Comment se passe ce couronnement dans ce contexte ?

Marie-Thérèse a été couronnée reine de Bohême au début du mois de mai 1743
« Evidemment, ce couronnement se passe bien. Les familles en question sont revenues à leur loyauté traditionnelle. Et donc c’est une page qui est close. Maintenant, en son for intérieur, est-ce qu’il en est resté une certaine forme de blessure ? On ne peut pas l’exclure. »

Ce qui est aussi caractéristique des possessions habsbourgeoises, c’est leur aspect multilinguistique, puisque dans les pays de la couronne de Bohême, on parle allemand et tchèque. Comment Marie-Thérèse aborde-t-elle cet aspect ?

« La langue tchèque, contrairement à ce qui a été dit à une certaine époque, n’est pas du tout enterrée. La meilleure preuve, c’est que, lors de cette cérémonie du couronnement, le tchèque est employé au même titre que l’allemand. Donc le tchèque n’a pas du tout été écarté, éliminé. Il continue à garder une position forte, qui correspond à la tradition. Cela étant, c’est vrai aussi que l’allemand au cours de ce siècle voit sa position progresser chez les élites. Il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle, le début du XIXe siècle, pour qu’on assiste à un renouveau linguistique tchèque. Mais puisqu’on assiste à un renouveau, il ne faudrait pas conclure que le tchèque avait disparu. Et d’ailleurs, dans les campagnes à population tchèque, évidemment c’était le tchèque qui était utilisé dans les parties de la Bohême tchécophone, qui représentant à peu près les deux tiers de l’espace Bohême. »

Marie-Thérèse s’est rendue assez peu souvent en Bohême et à Prague. Mais ici en République tchèque, elle est connue aussi pour avoir donné son visage actuel au château de Prague. Quelle est la dimension de bâtisseuse de son règne ?

« En ce qui concerne les voyages, elle a peu voyagé. Donc, le fait qu’elle se soit assez peu rendue en Bohême ne peut pas lui être incriminé puisque de façon générale elle voyage peu. En ce qui concerne Marie-Thérèse, souveraine bâtisseuse, oui déjà avec sa capitale Vienne, puisque c’est elle qui décide d’agrandir le château de Schönbrunn. Il y avait un petit château mais c’est un petit comparable à ce que nous avions à Versailles, entre le Versailles de Louis XIII et celui que transforme Louis XIV. Pour Schönbrunn, c’était un petit peu pareil et ceci est dû à la volonté de Marie-Thérèse.

En ce qui concerne la Bohême, évidemment il y avait déjà un socle. Bien sûr, le Hradschin (Hradčany en tchèque, le quartier du château de Prague, ndlr) n’a pas été créé, bâti par Marie-Thérèse, mais il a été, sur une bonne partie, transformé sous le règne de Marie-Thérèse. Par conséquent, cela a répondu à la volonté de la souveraine. »

En pays tchèques, on parle aussi souvent de Marie-Thérèse comme une réformatrice et notamment au sujet de l’école. Qu’a-t-elle fait pour l’enseignement ?

Marie-Thérèse
« Oui, cela fait partie de son héritage, indiscutablement. Cette femme, qui ne baignait pas dans le monde des Lumières, ou des philosophes, était aussi une femme très intuitive et elle avait compris que la diffusion du savoir est un instrument pour l’équilibre d’une société. Par conséquent, elle a décidé, sur la fin de son règne, de prendre des mesures pour la diffusion de l’instruction primaire. C’est donc ce que nous appelons aujourd’hui l’école primaire qu’elle veut développer et qu’elle développe à travers ses possessions. Alors bien sûr, ce sont les savoirs rudimentaires qui sont diffusés, mais c’est néanmoins considérable car il y a encore une grande majorité des sujets de la monarchie qui sont analphabètes. Donc apprendre à lire, à écrire, à compter, c’est un premier pas considérable et cela lui revient. »

Au niveau de l’historiographie, les historiens tchèques et ceux de l’actuelle Autriche ont-ils eu des approches, des perceptions différentes du règne de Marie-Thérèse ?

« Je crois qu’il faut distinguer entre hier, voire avant-hier, et aujourd’hui. Il est évident que pendant une période assez longue, de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à la chute du communisme, dans les pays anciennement habsbourgeois, le passé habsbourgeois était considéré sous un œil très critique, et donc rejeté. Alors ce qu’on mettait en avant en particulier, c’était deux points : une période de ténèbres liée à la Contre-Réforme et puis un asservissement national. Ce type de discours, il a été largement développé au lendemain de l’effondrement de la double monarchie en 1948 et il a été continué après la Seconde Guerre mondiale, avec des nuances qui pouvaient être apportées mais globalement c’était cela.

Depuis la chute du mur, la disparation du communisme, les choses ont beaucoup évolué, que ce soit dans les pays tchèques ou d’autres anciennes possessions habsbourgeoises. Aujourd’hui, où l’on célèbre cet anniversaire, je pense que les positions se sont beaucoup rapprochés, les antagonismes d’hier sont apaisés et je pense que ce qui va ressortir, c’est l’image d’une souveraine qui se voulait ‘la mère de ses peuples’. En allemand, c’est la formule ‘Landesmutter’, dont la traduction est bien la mère de ses peuples, pas seulement du peuple autrichien dans le sens d’aujourd’hui, mais de l’ensemble des peuples qui constituaient la monarchie.

Ce qui va rester également c’est le souvenir d’une souveraine qui a imprimé sa marque à l’ensemble de ses territoires. Parce qu’au fond, ce qui frappe lorsqu’on se promène à travers cet espace centre-européen, c’est, au-delà des différences, une certaine forme d’unité. Cette certaine forme d’unité, Marie-Thérèse y a contribué. »

Quand vous avez écrit Marie-Thérèse d’Autriche, qui a été publié en 2001, quelle était votre perspective ? Quel était votre regard sur ce personnage ?

« L’image s’est construite. Je n’avais pas d’a priori. D’ailleurs, je crois que c’est la plus mauvaise chose qui puisse être, qu’un historien prenne un sujet avec un a priori. Il faut en quelque sorte, si j’ose dire, être vierge. Et puis, ensuite, l’image se construit à partir du moment où l’on pénètre dans la réalité et que l’on institue en quelque sorte un dialogue avec son personnage, en l’occurrence Marie-Thérèse.

Ce qui m’a frappé, c’est que j’ai rencontré une femme d’énergie. C’était une femme qui n’avait aucune expérience quand elle est montée sur le trône. Immédiatement elle est confrontée à une crise majeure, qui est l’invasion de la Silésie, qui est la formation d’une coalition où la monarchie aurait pu sombrer. Et elle a fait face avec un esprit de résistance, avec une énergie, qui a dominé en quelque sorte l’inexpérience qui était la sienne et qui lui a donné les moyens de faire face à l’adversité.

C’est la première image que j’ai eue de Marie-Thérèse. Ensuite il y a la grande souveraine, qui a su monter ce renversement des alliances qui n’était pas chose aisée parce que toutes les traditions, tous les préjugés jouaient contre. Secondé par un très grand ministre, Kaunitz, elle y est parvenue. Et puis enfin, nous l’évoquions à travers sa politique scolaire, c’est une souveraine réformatrice, qui, de ce fait aussi, a transmis une image qui s’est transmise de génération en génération. »