Le tunnel de Žižkov : 70 ans et même pas peur !

L'entrée du tunnel côté Karlín en décembre 2023

Le 19 décembre 1953, le tunnel sous la colline de Vítkov était officiellement ouvert aux piétons. Soixante-dix ans plus tard, ce très photogénique raccourci entre les quartiers de Karlín et de Žižkov suscite toujours autant de fantasmes que d’appréhension.

‘Neboj’ : une intrigante injonction à ne pas avoir peur inscrite au-dessus d’une entrée de tunnel pas moins obscure. Si, malgré ce bon conseil, vous n’avez pas encore osé emprunter le tunnel de Žižkov, nous vous invitons à une excursion radiophonique dans cette trouée à travers les entrailles de la colline de Vítkov, qui offre une véritable téléportation entre deux quartiers très différents. Mais avant de pousser les lourdes portes en métal qui bordent les murs de la partie basse du tunnel, côté Karlín, revenons sur l’histoire de sa construction et ses spécificités architecturales avec Martin Karlík, guide touristique (et, soit dit en passant, ancien collaborateur de la rédaction allemande de RPI) :

Martin Karlík devant l'entrée du tunnel côté Karlín | Photo: Anaïs Raimbault,  Radio Prague Int.

« Dès la Première République tchécoslovaque, il avait été évoqué qu’il pourrait être utile de relier les deux quartiers, sans que cela soit concrétisé. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la ville s’est penchée sur l’état de la circulation dans Prague, et est alors venue l’idée de percer un tunnel pour les piétons à cet endroit. Il devait être complété d’un tunnel routier qui devait déboucher au niveau de la rue Šaldova, un peu plus à l’est, mais les travaux de celui-ci n’ont jamais commencé… Quant à notre tunnel piétonnier, il a été percé et construit entre 1949 et 1953. A cette époque, un autre tunnel était en construction à Prague : le tunnel routier de Letná. Comme ils datent de la même époque, leur architecture se ressemble : leurs parois sont recouvertes des mêmes carreaux, et ils ont la même forme de ‘s’, même si bien sûr, dans le cas du tunnel de Letná, les virages sont plus étirés, puisque les voitures qui l’empruntent sont bien plus rapides que les piétons dans le tunnel de Žižkov. »

Un tunnel en forme de « s », donc, avec des carreaux de céramique sur ses parois et des pavés au sol, le tout sur une longueur de 303 m, avec une largeur moyenne de 4,5 m, une hauteur de 3,4 m et une pente assez sportive, puisqu’elle est de 8,1 %. Le tunnel de Žižkov présente donc un dénivelé de 28,89 m.

Le tunnel de Žižkov | Photo: Anaïs Raimbault,  Radio Prague Int.

Un lieu de rencontres du troisième type ?

Aujourd’hui, les piétons qui se rendent de Karlín à Žižkov ou inversement remarquent certainement aussi les portes en métal qui se trouvent dans la partie basse du tunnel. Ne présentant aucune plaque indicative ni sonnette, elles peuvent donner lieu à toutes sortes de supputations quant à ce qu’elles cachent. Martin Karlík :

La porte d'entrée du département des accélérateurs de l'Institut de physique nucléaire dans le tunnel de Žižkov | Photo: Anaïs Raimbault,  Radio Prague Int.

« Nombreux sont les gens à ne pas savoir ce qui se trouve derrière. Il circule toutes sortes de légendes urbaines à ce sujet, notamment que s’y trouve un accès vers une autre galaxie, vers un autre espace-temps, au royaume secret de l’Agartha… Pas besoin de chercher longtemps sur Internet pour tomber sur tout un tas de légendes sur ce qui se trouve là-bas ! Du coup, si l’on a l’occasion de passer véritablement ces portes, on peut être déçu de n’y trouver que des choses finalement tout à fait ordinaires… »

Panneau en hommage à Čestmír Šimáně au laboratoire du microtron | Photo: Archives personnelles de Zane Perkone

« Tout à fait ordinaires » n’est peut-être pas l’expression appropriée : l’une de ces portes (nous ne dirons pas laquelle) s’ouvre sur les locaux tout en longueur et sans lumière naturelle du « laboratoire du microtron ». Mis en place à l’initiative du francophile Čestmír Šimáně, qui avait fait ses classes au Collège de France sous la direction du professeur Frédéric Joliot-Curie, ce laboratoire accueille depuis 1981 un accélérateur de particules, circulaire et de format modeste. David Chvátil, qui travaille ici depuis une trentaine d’année, nous explique l’activité de ce département de l’Institut de physique nucléaire de l’Académie des sciences tchèque :

David Chvátil devant l'accélérateur de particules | Photo: Archives personnelles de Zane Perkone

« Nous utilisons cet accélérateur de particules pour de nombreuses expériences, en collaboration avec des universités, académies et autres, de République tchèque mais aussi d’Allemagne et de France, entre autres. Nous nous consacrons à la physique appliquée, de la recherche sur les matériaux au développement de détecteurs destinés à l’industrie spatiale, en passant par des tests d'immunité aux rayonnements. Pour ce qui est des applications dans la vie courante, nous avons par exemple déposé [en collaboration avec une collègue de l’Institut de la structure et de la mécanique des roches] un brevet de gélatine entièrement naturelle qui, lorsqu’elle est exposée à un certain rayonnement, se polymérise et voit sa solidité et sa rigidité modifiée. Elle pourrait être utilisée en médecine en tant que substitut osseux, à la place des pièces de titane actuellement utilisées en cas d’accident de la route, par exemple. Mais il y a encore du chemin à faire avant que ce matériau soit ainsi utilisé – s’il l’est un jour. »

David Chvátil au laboratoire du microtron | Photo: Archives personnelles de Zane Perkone
David Chvátil devant la porte du laboratoire du microtron dans le tunnel de Žižkov | Photo: Archives personnelles de Zane Perkone

L’adresse peu banale du lieu de travail de David Chvátil en intrigue plus d’un : dès qu’il entrouvre la porte d’entrée, les passants en profitent pour jeter un coup d’œil à l’intérieur… Quant aux autres portes en métal que l’on peut voir dans le tunnel, elles mènent à des locaux qui serviraient, selon Martin Karlík, d’entrepôts à la ville de Prague – et plus précisément à l’Administration des services municipaux. Mais ces pièces souterraines sont en fait plus anciennes que le tunnel lui-même, comme l’explique encore Martin Karlík :

L’abri antiaérien sous la colline de Vítkov | Photo: YouTube

« Pendant la Seconde Guerre mondiale, un abri a été construit sous la colline de Vítkov.  Il s’agissait d’un abri antiaérien, conçu comme protection contre les bombes classiques, bien sûr, et non un abri antiatomique, car à l’époque, les armes nucléaires n’existaient pas encore ! Beaucoup d’abris avaient alors été construits à Prague, parfois dans des caves, agrandies et consolidées. Car pendant la Seconde Guerre mondiale, les nazis prévoyaient que le protectorat de Bohême-Moravie serait attaqué par les Alliés, car la production industrielle était importante ici. Il était donc important de protéger les civils. Non que le régime nazi soit particulièrement altruiste, mais c’était la main d’œuvre qu’il fallait protéger… Beaucoup d’ouvriers vivaient et travaillaient dans le quartier de Karlín, et il fallait donc les protéger. »

L’abri antiaérien sous la colline de Vítkov | Photo: YouTube

1 200 vivants… et quelques morts, le cas échéant

L’abri antiaérien sous la colline de Vítkov | Photo: YouTube

« Il me semble que l’abri antiaérien sous la colline de Vítkov était prévu pour abriter 1 200 personnes pendant 72 heures. Bien évidemment, il s’agit d’une jauge théorique ; en pratique, en cas d’événement exceptionnel, j’imagine que chacun essayerait de se mettre à l’abri quelque part, et les gens s’y entasseraient en plus grand nombre, ce qui serait évidemment assez inconfortable… Mais chacun essayerait de sauver sa peau. »

« Comme dans tous les abris, on prévoyait d’éventuels décès. Une morgue était donc prévue dans chaque abri, et dans le cas de Vítkov, ce local sert aujourd’hui à un département de l’Institut de physique nucléaire de l’Académie des sciences. Là où sont aujourd’hui réalisées des expériences de physique, il avait été prévu d’entreposer des cadavres. »

Le tunnel de Žižkov côté Karlín à l'occasion de la fête des voisins Zažít město jinak en septembre 2023 | Photo: Archives personnelles de Zane Perkone

Loin de toute cette logistique militaire anxiogène, le tunnel de Žižkov est aujourd’hui emprunté par de nombreux piétons et cyclistes, qui voient ainsi leur trajet largement raccourci : s’ils contournaient la colline de Vítkov, il leur faudrait compter environ 30 min (au lieu de 4 en moyenne par le tunnel) ! A la belle saison, un accordéoniste, guitariste ou autre musicien de rue marque parfois la cadence de leurs pas… et de ceux, plus ou moins enthousiastes, de collégiens et lycéens en footing avec leur prof de sport ! En période scolaire aussi, certains instituteurs incitent leurs jeunes élèves à expérimenter la sonorité du passage souterrain. Pour le plus grand déplaisir des habitants du cul-de-sac sur lequel se termine le tunnel côté Karlín, car les sons sont largement décuplés ! En effet, ce tunnel a une acoustique bien particulière : des aboiements peuvent vous faire craindre qu’un molosse se rue sur vous, mais c’est finalement un petit caniche qui apparaît au loin... L’écho et la résonnance incitent également les adultes aux vocalises et autres expérimentations vocales, et notamment les fêtards descendant de Žižkov au petit matin le week-end… Là aussi, les voisins apprécient !

Le tunnel de Žižkov côté Karlín à l'occasion de la fête des voisins Zažít město jinak en septembre 2023 | Photo: Archives personnelles de Zane Perkone

En tout cas, que vous montiez ou que vous descendiez, n’oubliez pas de serrer à droite : dans le sens de la descente, les cyclistes ne sont pas toujours prévenants, et certains semblent même chercher à battre des records de vitesse sur cette portion de la piste cyclable A253. En parlant de records, le tunnel de Žižkov a aussi vu passer quelques éditions de « Běh tunelem », une « Course dans le tunnel » qui semble néanmoins ne pas avoir repris même depuis la fin des restrictions liées au Covid-19…

L'entrée du tunnel de Žižkov côté Karlín dans l'album 'To je Praha' de Michaela Kukovičová et Olga Černá | Photo: Anaïs Raimbault,  Radio Prague Int.

La lumière au bout du tunnel

Le tunnel de Žižkov dans le sens de la descente,  avec la sortie côté Karlín | Photo: Anaïs Raimbault,  Radio Prague Int.

Petite incise sur le nom du tunnel : savez-vous que jusqu’il y a peu, il n’en avait pas ? Le nom qui le désigne depuis 2014 est pragmatiquement administratif : « tunnel de Žižkov », parce que sur le plan cadastral, il se trouve sur le territoire de Žižkov. Néanmoins, en l’absence de nom officiel, les habitants avaient pris l’habitude de l’appeler comme cela leur venait à l’esprit : « tunnel de Karlín », « passage souterrain vers Karlín », « passage souterrain vers Žižkov » ou « depuis Žižkov », « tunnel sous Vítkov » ou encore « tunnel de Vítkov ». Ce dernier pseudonyme pouvant porter à confusion vu que le tunnel de Vítkov existe bel et bien, mais il se trouve un peu plus haut, côté Žižkov : il s’agit d’un ancien tunnel ferroviaire que traverse aujourd’hui la piste cyclable A257.

Accélérateur ou réacteur ?

Le tunnel de Žižkov côté Karlín à l'occasion de la fête des voisins Zažít město jinak en septembre 2023 | Photo: Archives personnelles de Zane Perkone

L’un des surnoms plus récents du tunnel de Žižkov, c’est « tunel Neboj », référence à l’inscription signifiant « N’aie pas peur » qui en surmonte l’entrée côté Karlín, une œuvre de l’artiste Timo réalisée en 2017 dans le cadre du festival d’art dans l’espace public m³ / Umění v prostoru.

Mais avons-nous des raisons de nous inquiéter lorsque nous traversons le tunnel de Žižkov – et notamment quand nous passons devant la porte du laboratoire du microtron ? David Chvátil :

David Chvátil au laboratoire du microtron | Photo: Archives personnelles de Zane Perkone

« Quand ils entendent le mot ‘nucléaire’, la majorité des gens pensent ‘réacteur’, et non ‘accélérateur’. A chaque fois que j’entre dans un bar du quartier et que je tombe sur des connaissances, j’ai à peine passé la porte que déjà ils m’interpellent : ‘Alors, quand est-ce que ça va exploser ?’ Pour la plus grande incompréhension des autres clients… Du coup, beaucoup de gens pensent que dans notre laboratoire, nous avons un réacteur, et non un accélérateur de particules. Un accélérateur, quand il est détraqué, on ne peut pas l’allumer ; alors qu’un réacteur, quand il se détraque, on ne peut pas l’arrêter. Donc nous, ici, nous serions bien incapables de provoquer quelque chose de dangereux, même si nous le souhaitions ! »

Au laboratoire du microtron de l'Institut de physique nucléaire de l'Académie des sciences | Photo: Archives personnelles de Zane Perkone
La place de Tachov et l'entrée du tunnel côté Žižkov | Photo: Anaïs Raimbault,  Radio Prague Int.

« A part cela, lorsque j’ai commencé à travailler ici, quelques années après la révolution de Velours, Karlín était un vieux quartier ouvrier dans lequel les usines étaient à l’arrêt. Le quartier était très différent, et le tunnel n’était pas éclairé : lorsqu’on arrivait au milieu de la forme de ‘s’, on ne voyait rien du tout… Alors oui, en référence à cette époque, l’inscription ‘N’aie pas peur’ y a sa place. Mais en 30 ans, Karlín a vraiment changé. Et aujourd’hui, entre l’éclairage du tunnel et le nombre considérable de passants, selon moi, plus personne n’a de raison d’avoir peur du tunnel. »

Le tunnel sur petit et grand écran

Martin Karlík à l'entrée du tunnel côté Karlín | Photo: Anaïs Raimbault,  Radio Prague Int.

Malgré cela, certains Pragois de souche ou d’adoption avouent n’être pas trop rassurés lorsqu’ils empruntent le tunnel dans un sens ou dans l’autre, voire ils assument parfaitement leur angoisse et refusent catégoriquement de pénétrer dans ce tunnel qu’ils qualifient de glauque ou de claustrophobique… Mais ils se font des films – et d’ailleurs, l’industrie cinématographique sait très bien exploiter ces peurs, selon Martin Karlík, qui explique que le très photogénique tunnel de Žižkov a servi de décor à de nombreux films et séries :

Le tunnel de Žižkov dans le sens de la descente,  avec la sortie côté Karlín | Photo: Anaïs Raimbault,  Radio Prague Int.

« Il s’agissait en général de films policiers ou de films mettant en scène un crime ou une autre affaire plutôt glauque… Je pense que c’est parce qu’il s’agit d’un passage souterrain qui donne la sensation que c’est là que vont traîner les criminels. Dans la vraie vie, si je voulais assassiner quelqu’un, je le ferais à n’importe quel endroit, c’est vrai ; mais dans un film ou un polar, je le ferais dans un passage souterrain, pour éviter les témoins. Ajouté à la légère claustrophobie qu’engendre ce type d’espace, c’est peut-être une des raisons pour lesquelles on peut ressentir de la peur dans ce lieu. Et les réalisateurs de films en profitent : ils mettent en scène les crimes dans des tunnels et des passages souterrains, ce qui fait que l’on en a encore plus peur, et c’est ainsi un cercle vicieux. De nombreuses scènes de films ont donc été tournées directement dans le tunnel de Žižkov, et d’autres dans le cul-de-sac de la rue Thámova, d’où on voit parfaitement l’entrée du tunnel. »

'Samotáři' | Photo: YouTube

Ont donc été tournés dans le tunnel de Žižkov des films glauques – mais pas que ! Les cinéphiles les plus observateurs l’auront aussi reconnu dans une scène du légendaire film tchèque « Samotáři » , ainsi que, plus récemment, dans la sitcom tchèque « Comeback »...

Et si, même après ce reportage, vous n’osez toujours pas sauter le pas, vous pouvez vous contenter de regarder le clip de la chanson « Banány », du groupe Wohnout, tourné en grande partie dans le tunnel de Žižkov. Même si là aussi, il faut s’accrocher…

16
50.08918620758691
14.453506885909395
default
50.08918620758691
14.453506885909395