Histoire d'un quartier pragois : la République libre de Žižkov
A deux pas du centre historique de Prague, vit un quartier pourtant souvent déserté des touristes : Žižkov. Situé à l’est de la Nouvelle-Ville, derrière la gare principale et le Musée national, le quartier de Žižkov cultive sa différence, une différence empreinte de ses origines populaires, de l’atmosphère liquoreuse qui émane de ses nombreux troquets et du foisonnement culturel qui y prévaut encore aujourd’hui. C’est l’histoire de ce quartier aux multiples surnoms – de Žižkov le rouge au Bronx, et qui n’était encore qu’un village au début du XIXe siècle, quand ce siècle avait deux ans - que Radio Prague vous propose de découvrir aujourd’hui.
« Cette colline a été nommée Vítkov d’après Vítek de la Montagne, un bourgeois de la Vieille-Ville qui, vers le XIVesiècle, y avait là un vignoble. Au XIXe siècle, le premier maire de Žižkov, Karel Hartig, une sorte d’entrepreneur, de bâtisseur, qui voulait façonner le visage de Žižkov, a initié l’entretien de la mémoire des traditions hussites et notamment de la victoire du chef de guerre hussite Jan Žižka et c’est avec cela qu’a commencé à apparaître les noms des lieux du quartier. »
En juillet 1420, les hommes de Jan Žižka arrêtent, lors de la bataille de la colline de Vítkov, la première croisade menée contre le hussitisme, un mouvement né dans le sillon du prédicateur Jan Hus et visant à réformer l’Eglise. La colline est ensuite parfois nommée Žižkov, une appellation qui s’étendra à l’ensemble du quartier. Aujourd’hui, le Mémorial national de Vítkov et sa statue monumentale de Jan Žižka trônent sur cette colline et dominent la ville.Alors que les fortifications élevées lors des siècles précédents sont progressivement détruites au cours du XIXe siècle, les faubourgs de Prague peuvent s’étendre et respirer. Le petit village à l’origine du quartier de Žižkov s’urbanise rapidement, souvent au détriment de la qualité des édifices construits, et sa population croît à un rythme effréné. D’environ 20 000 habitants en 1880, la ville gagne 50 000 âmes supplémentaires en trente ans. En 1922, une loi crée le Grand Prague, plusieurs communes dont Žižkov, sont rattachées à la ville de Prague. Pour Tomáš Dvořák, historien au Musée de Prague, cette étape est somme toute logique :
« Cette volonté d’unifier la ville remonte aux années 1880. Les futurs quartiers de Smíchov, Karlín ou encore Královské Vinohrady étaient à cette époque des villes autonomes et même si cette agglomération fonctionnait comme cela, il y avait des efforts en vue de faire de Prague une seule grande ville. Par exemple, à Žižkov, les enfants allaient à l’école à Prague. Žižkov, qui a toujours eu des problèmes d’approvisionnement en eau, utilisait l’eau de Prague et avait un souci de raccordement au réseau de gaz. »
Tout ceci crée les conditions d’un rattachement à la ville de Prague malgré les résistances des autorités locales, peu enclines à perdre leurs prérogatives et leur mainmise sur l’impôt. Populaire, Žižkov concentre une bohême hétéroclite et pour le chercheur Pavel Trojan, ses habitants avaient d’une certaine façon leurs propres règles. Aussi dans le sillage des écrivains Jaroslav Hašek, l’auteur de Švejk, et de Franta Sauer, naît au moment de la Première guerre mondiale, un peu sur le modèle de la République de Montmartre à Paris, le surnom de République libre de Žižkov (Svobodná republika Žižkov). Une appellation qui revivra en 2001, quand Milan Český, le maire du troisième arrondissement de Prague (qui comprend une large partie du quartier), reçoit officiellement l’ambassadeur de l’UE en République tchèque, une rencontre où aurait été discutée l’adhésion de Žižkov à l’UE. Cette tradition humoristique alliée à un sens aigu de la critique politique et sociale est sans doute plus ancienne que la Première guerre mondiale pour l’historien Tomáš Dvořák :« Par exemple, Jaroslav Hašek connaissait ce quartier avant la Première guerre mondiale puisqu’il y avait travaillé en tant que rédacteur dans un magazine anarchiste. L’anarchie était une forme d’opposition à l’Empire austro-hongrois et le républicanisme était dans ce cadre également subversif. Donc on pouvait prendre la chose comme ceci : nous sommes des Républicains, nous sommes quelque chose de différent. »
Václav Vilém Štech, historien du XXe siècle, se souvenait dans les années 1960 du quartier de sa jeunesse. Il y décrit un univers urbain très agité avec ces multiples bistrots et sa criminalité, qui lui vaut le surnom de Bronx, une agitation réjouissante pour un grand nombre de Pragois. Existe ainsi une sorte de nationalisme de quartier, une fierté à être un habitant de Žižkov. Le chercheur Pavel Trojan avance quelques explications :« Une des raisons qui explique cela est la surpopulation du quartier qui a forcé les gens à se rencontrer, quand bien même ils n’en avaient pas envie. Ensuite, c’était une espèce de zone tampon de Prague. Il n’était pas à la portée de tous les immigrés venus d’autres régions ou de l’étranger de pouvoir vivre à Prague et cela a engendré un véritable multiculturalisme à Žižkov, bien que 96% des habitants du quartier étaient Tchèques. Et puis il fallait faire de nécessité vertu et la fierté du quartier est sans doute liée au fait qu’il s’agissait d’une partie de la ville relativement pauvre. »Žižkov, où les bars et les lieux de loisirs, cinémas et théâtres, sont légions, attirent également une population d’artistes et d’intellectuels. Ce n’est pas seulement un quartier marqué par la pauvreté, en témoignent ses rues vallonnées parsemées de jolis immeubles arts nouveaux. Avec une superficie de plus de 500 hectares, il est du reste suffisamment étendu pour qu’il y existe des disparités géographiques et sociales. L’historien Jan Vlk note que le quartier est d’ailleurs le lieu de nombreuses innovations urbaines pour la ville de Prague :
« Žižkov, et je peux le dire car je ne suis pas du quartier, a la primauté dans toute une série de domaines, avec la première centrale électrique, avec le première magasin en libre-service de toute la République tchèque. C’est là aussi qu’a été construit le premier gratte-ciel. »Jan Vlk fait référence à l’actuel Maison de la Confédération des syndicats, bâtiment fonctionnaliste construit entre 1932 et 1934 et qui culminerait modestement à environ 50 mètres. Aujourd’hui, l’un des bâtiments emblématiques du quartier, visible de très loin, est la tour de transmission, construite entre 1985 et 1992 et qui atteint 216 mètres.
Entre la construction de ces deux édifices, Žižkov traverse la période du régime communiste. Le quartier obtient un nouveau surnom, celui de « Žižkov le rouge », en raison du grand nombre de militants communistes qui y vivent. Si l’on en croit le philosophe Václav Bělohradský, qui y emménage avec sa famille à l’âge de quatre ans, et donc en 1948, quand les communistes prennent le pouvoir, ce n’est pas une légende.« Mon expérience de Žižkov est celle d’un quartier prolétaire. Dans la partie basse du quartier, il y avait cette âme prolétaire qui était aussi finalement menacée par le communisme. Il y avait la peur qu’inspiraient certaines personnes. Il y avait des miliciens, des communistes. A l’école, nous savions que nous ne devions pas parler devant tel enfant car son père était milicien. J’ai donc là-bas été en contact avec les racines authentiques du communisme tchèque mais aussi de l’anti-communisme tchèque. Il y avait par exemple un anti-communisme ouvrier qui méprisait le communisme des fonctionnaires. Donc pour moi, cela a été un quartier où j’ai compris ce qu’était la société de classes. »
Largement rénové depuis la chute du régime communiste, Žižkov a gardé son atmosphère si particulière, bien qu’en de nombreux points plus grand-chose ne la distingue du quartier voisin de Vinohrady. Pour Pavel Trojan, Žižkov serait aujourd’hui menacé par la spéculation immobilière et certains projets de construction, notamment du côté de Parukářka, qui risque d’en dénaturer le visage. L’autre risque est lié au phénomène de gentrification en cours qui voit de nouvelles populations bourgeoises investir le quartier, provoquant une hausse du prix de l’immobilier et incitant les anciens habitants à émigrer vers des quartiers plus abordables.