Le XVIIIème siècle tchèque ou le provincialisme relatif
En 2006, l'Autriche s'apprête à fêter les 250 ans de la naissance de Wolfgang Amadeus Mozart. Cela sera l'occasion de nombreuses célébrations en Europe. Pour nous, c'est l'opportunité de revenir sur le XVIIIème siècle en Bohême. Car la Bohême baroque a été trop souvent dévaluée par l'historiographie tchèque du XIXème siècle, qui y voyait volontiers une période des Ténèbres. Entre autoritarisme viennois et Lumières françaises, le XVIIIème siècle a vu le royaume perdre son indépendance politique mais également s'affirmer comme une terre culturelle d'importance en Europe.
Mozart arrive à Prague en octobre 1787 pour réaliser la commande d'un opéra sur le thème de Don Juan. Pour avoir découvert le style musical tchèque à la cour de Mannheim, Mozart connaît bien la valeur musicale de la Bohême, qui passe, au XVIIIème siècle, pour le "conservatoire de l'Europe".
Rien d'étonnant à cela quand on sait le nombre de compositeurs tchèques au service de cours étrangères. L'organiste Jan Dismas Zelenka, surnommé le "Bach tchèque", travaillait pour la chapelle du roi de Saxe Auguste II le Fort. Josef Myslivecek, lui, fit carrière en Italie, tout comme l'organiste Matias Cernohorsky, surnommé "Il Padre Bohemo".
Et si l'opéra fut introduit à Prague par le sacre des rois de Bohême à partir de 1723, la musique religieuse tchèque connaissait depuis longtemps l'oratorio. Plus surprenant, l'historien Bernard Michel évoque des formes "pré-mozartiennes" dans l'oeuvre de Frantisek Xaver Brixi.
La musique ne se limitait pas aux grands compositeurs ou au monde restreint de la noblesse. Tradition multiséculaire, le chant chorale a favorisé la pratique populaire de la musique. Dans la Prague du XVIIIème siècle, il n'est pas rare que les domestiques des grandes familles sachent jouer d'un instrument !
Voici une réalité qui rompt avec l'image traditionnelle du siècle de régression qu'aurait été le XVIIIème siècle en Bohême.
Certes, après la défaite de la Montagne Blanche en 1620, la monarchie autrichienne tente peu à peu de vider la Bohême de son contenu politique. Au XVIIIème siècle, elle y est parvenue, en partie à la faveur des guerres avec les Prussiens, qui, à deux reprises, envahissent la Bohême. La Diète de Bohême est peu à peu dépossédée de ses pouvoirs et, à partir de 1749, les chancelleries d'Autriche et de Bohême sont fondues en un seul collège.
A côté de la perte de son indépendance, le royaume tchèque doit aussi assumer le poids des guerres qui le ravagent. La population de Prague, qui s'était effondrée après la Guerre de Trente Ans au XVIIème siècle, connaît une lente remontée à partir du XVIIIème siècle. De 40 000 en 1702, elle passe à 59 000 en 1754 pour atteindre, en 1784, le chiffre de 76 000 habitants. A cette époque, elle a retrouvé son niveau du début de 1610. Et pourtant, elle semble dépassée face aux grandes villes européennes, qui comptent environ 200 000 habitants. Pas étonnant que l'historiographie tchèque du XIXème siècle ait parlé de "période des Ténèbres" pour qualifier la période les XVIIème et XVIIIème siècles.
Mais n'est-ce pas un peu réducteur ? Le recul politique de la Bohême cache mal son évolution culturelle et intellectuelle. Et le provincialisme de Prague en Europe reste relatif.Il y a la musique mais aussi bien sûr l'architecture, la sculpture et la peinture baroques. Au XVIIIème siècle, Prague voit autant d'artistes européens s'installer que d'artistes tchèques parcourir l'Europe. La Bohême baroque vit bel et bien dans son siècle.
Et ce siècle est aussi celui des Lumières, qui touchent autant l'Autriche que la Bohême. Le terme de "despotisme éclairé", qui qualifie les règnes de Marie-Thérèse puis de Josef II, illustre bien l'ambivalence du pouvoir habsbourgeois, qui oscille entre autoritarisme et accueil bienveillant des idées nouvelles.
Et à Prague comme partout en Europe se développe la franc-maçonnerie. Ce n'est plus un secret pour personne, Mozart était lui-même franc-maçon. Le musicien Dusek, qui l'accueille dans sa villa de Betramka, est également franc-maçon. Indépendant d'esprit, Mozart s'était installé d'autant plus volontiers à Prague que les courants intellectuels s'y propageaient plus facilement qu'à Vienne.
La franc-maçonnerie se développe à Prague à partir de 1726. La 1ère loge fut créée en 1742, peut-être sous l'influence des officiers français qui soutenaient le prétendant bavarois au trône de Bohême. Ceci expliquerait que les francs-maçons furent mal vus par Marie-Thérèse. En 1779, on compte pourtant trois loges maçonniques à Prague : la loge "Aux trois étoiles couronnées", celle "Aux trois colonnes couronnées" et celle "A la sincérité". Parmi les maçons, on trouve d' anciens Jésuites, des abbés, des nobles et, on l'a vu, des artistes. A partir de la Révolution française, Léopold II surveillera étroitement ces cercles de réflexion.
La franc-maçonnerie aura symbolisé autant qu'impulsé un grand réveil intellectuel en cette moitié de XVIIIème siècle. A partir des années 1770, prend forme en Bohême un débat sur la langue nationale, préfigurant les grandes victoires du siècle suivant.
Et oui, il serait sans doute utile à l'historiographie de dissiper le mythe brumeux des Ténèbres baroques pour réévaluer la Bohême baroque à sa juste valeur.