Les Bras de Morphée : un roman d’anticipation dans une Prague endormie
Prague 2080 : alors qu’une étrange maladie appelée Morpheus a plongé depuis trente ans les humains dans un sommeil toujours plus long, la société entière a dû se réadapter en fonction des heures de veille, de plus en plus courtes, des hommes et des femmes. Prague est devenue une ville forteresse où quelques rares chanceux, comme le professeur de littérature Pascal Frimousse, échappent encore au sommeil de vingt-deux heures par jour. Tel est le scénario inventé par Yann Bécu, professeur de français au Lycée français de Prague comme son personnage, dans son tout premier roman publié : Les Bras de Morphée. Radio Prague lui a demandé ce qui l’avait amené à choisir le roman d’anticipation :
Votre livre, Les Bras de Morphée, est publié aux éditions L’Homme Sans Nom et se passe à Prague dans les années 2070 avec des retours quelques dizaines d’années auparavant. Est-ce que vous pourriez poser le tableau pour nous ?
« Ça se passe entre 2050 et 2080. Tout commence en 2050 avec l’apparition d’une étrange vague de sommeil venant progressivement. On se met peu à peu à dormir de plus en plus et vingt ans plus tard on est réveillé quatre heures par jour. Il faut tout faire dans l’urgence. Notre personnage arrondit ses fins de mois comme ‘troll professionnel’. »
Il a un joli nom…
« Il s’appelle Pascal Frimousse ! »
C’est un peu votre alter ego finalement…
« On peut le penser comme ça. Il fait partie d’une minorité chanceuse réveillé 12h par jours. Il est ‘troll’ professionnel : quand vous avez un ennemi vous pouvez le contacter pour qu’il s’occupe de lui, moyennant finances. Pas pour l’éliminer physiquement mais pour le frapper là où ça lui fait le plus mal : à son emploi du temps, pour lui ‘pourrir’ littéralement ses journées. C’est un tueur de temps. La petite histoire rejoint la grande quand Pascal Frimousse va être amené, dans le cadre d’un contrat un peu banal, à rejoindre un scientifique qui travaille depuis vingt ans sans succès sur le Morpheus mais qui, en plus d’avoir disparu, aurait mis la main sur un remède. »Le Morpheus est le nom de la maladie dont souffre la planète entière.
« C’est le petit nom donné à cette vague du sommeil. »
Pascal Frimousse, cet alter ego, est professeur de français au lycée français de Prague dans ce futur proche, un peu comme vous. Il est chanceux car il dort 12h par jours à la différence de sa compagne qui fait partie de ce que vous appelez les « marmottes ». Toute la société a dû se réorganiser en fonction de l’état de veille ou de sommeil des personnes. Est-ce que vous pourriez donner des exemples concrets de comment cette société s’est réorganisée ?
« Le Morpheus n’est pas venu directement mais peu à peu et on s’est mis à perdre une demi-heure par ci, une heure par là. On a eu ainsi un peu de temps pour s’organiser et les Tchèques ont raisonné ainsi : le salut viendra des machines qui travailleront pour nous quand nous dormirons, de ce fait notre système scolaire doit fabriquer des ingénieurs à la chaîne. Vingt ans plus tard on retrouve Pascal Frimousse, prof de français au lycée français de Prague, autant dire qu’il ne sert à rien. Ses collègues ne se cachent pas pour le lui dire. On n’a plus le temps de lire, encore moins de lire en français en République tchèque. Il ne sait rien faire de ses dix doigts, il est tout sauf un ingénieur, c’est pour ça qu’il vend ce qu’il a, son temps, et qu’il est troll professionnel ».C’est intéressant que dans votre livre les Tchèques se soient dit que les machines allaient devoir travailler pour les hommes et femmes qui dorment car on est dans le pays qui a inventé le mot « robot ».
« Dans mon livre, c’est de la technologie old-school, on retape tout ce qui ronronne sans pétrole. La retape et l’entretien font même partie des matières du bac littéraire nouvelle génération. »
Cela change le métier de ce professeur de français, puisque les élèves ne lisent plus des romans mais des résumés de romans. Le héros écrit lui-même des résumés de romans. J’ai trouvé que c’était une jolie parabole d’une certaine forme de frustration du professeur face aux élèves qui baillent aux corneilles.
« Le modèle que j’ai suivi est surtout l’élève que j’ai été. Mes élèves ne sont pas comme cela, ces temps-ci. Je pense que c’est frustrant pour un prof, mais pour tous les lecteurs en général, de résumer un bouquin. C’est impossible de résumer un livre, on ne peut pas faire autre chose que perdre son temps lorsqu’on lit un bouquin. C’est peut-être même le côté un peu précieux de la chose. »Prague est au cœur de ce roman, Prague où vous vivez. Comment décrivez-vous cette capitale tchèque qui a énormément changé, qui est un peu comme une forteresse avec des murailles quasi infranchissables ?
« Il y a énormément de lieux de Prague que j’ai conservés. L’idée était de présenter une ville bousculée par vingt ans de cataclysme social. Il fallait un modèle, une ville qui tienne encore debout. Je me suis pas mal baladé dans Prague, j’ai gardé le système du métro en changeant quelques stations. De la même manière certains lycées ont été rebaptisés puisque c’est la retape et l’entretien qui sont la valeur numéro 1. On retrouve le collège Steve Jobs, le lycée Zuckerberg, etc. Tout laisse à penser que c’est une ville qui n’a plus le temps de rien. Il y a une zone correspondant à Újezd, Anděl, Vinohrady, Národní třída, qui est une zone à peu près sûre quand on veut se promener. J’ai gardé des lieux de Prague reconnaissables et d’autres que j’ai complètement détruits. »
C’est une ville vraiment fermée sur elle-même, puisque par exemple Internet n’existe même plus remplacé par un Intranet. Tout est comme dans une bulle.
« Quand les Tchèques ont mis en place leur nouvelle politique, ils ont fermé la ville, il était rigoureusement interdit d’en sortir afin de compter les habitants, de manière à instaurer une ‘taxe temps’. L’immense majorité de la population est réveillée quatre heures mais certains sont réveillés un peu plus, d’autres un peu moins. La taxe temps prélève un tiers de votre temps de veille pour des services d’intérêt collectif, en général des services technos. Par exemple Frimousse est réveillé douze heures par jour, il doit quatre heures pour des services technos ou alors pour des services à l’école où il apprend à parler en mots-clés. »Il y a cet aspect plus science-fiction qui apparaît dans votre roman avec des licornes qui se baladent dans le pays.
« J’imaginais les licornes dans le contraste entre la vision agréable qu’on a d’elles et la réalité dans le roman. C’est une espèce de cauchemar génétique, un projet Disney qui a mal tourné et qui s’est échappé dans la nature. »Vous dites de vous-même que vous êtes un grand lecteur. Est-ce qu’il faut être un grand et bon lecteur pour être un bon écrivain ?
« Je ne pense pas être un bon lecteur ni un grand lecteur. Je crois qu’un lecteur vorace lit 5 000 livres dans sa vie soit un infime pourcentage de ce qui a pu être écrit. Il faut aimer lire pour écrire, je ne fais pas trop la différence entre les deux car cela participe du même désir : quand on aime lire et entendre des histoires, cela vient naturellement d’en écrire. »
Quels ont été les retours de vos lecteurs ?
« J’ai eu quelques retours de lecteurs lors du dernier salon, des retours très sympathiques qui venaient de personnes qui, je pense, s’étaient bien ‘marrés’ car c’est le verbe qui revenait assez souvent. »