Les combats de Zdeněk Rotrekl

Zdeněk Rotrekl , photo: Atlantis
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Il est difficile de croire qu’un homme puisse supporter tant d’épreuves et de coups du sort comme en a subit tout au long de sa vie le poète Zdeněk Rotrekl. Difficile de croire que cet homme en apparence fragile soit arrivé à sauvegarder son intégrité et son honneur face à un ennemi infiniment plus fort que lui, face à un régime arbitraire qui ne cachait pas son intention de le faire taire et même de le liquider physiquement. S’il avait vécu au Moyen-âge, Zdeněk Rotrekl aurait eu sans doute l’auréole du martyr. Notre époque réaliste n’a trouvé que quelques prix littéraires et honneurs officiels pour apprécier, vers la fin de sa vie, le combat de cet homme indomptable. Ce combat est maintenant terminé et le poète gardera à jamais le secret de sa force intérieure.

Zdeněk Rotrekl ,  photo: Atlantis
Zdeněk Rotrekl n’aimait pas beaucoup le mot « poète » qui lui paraissait trop solennel. Il se considérait tout simplement comme « auteur de vers » mais sa vocation poétique avait pour lui une importance vitale. Il n’avait rien de commun avec les poètes pour lesquels le poème est un jeu de mots, un divertissement, un gracieux hommage à la beauté du monde qui peut être enivrant pour nos sens mais ne nous engage à rien. Ecrire des vers était pour lui un engagement total. A son avis, l’auteur devait être conscient de sa responsabilité vis-à-vis du monde et de lui-même :

« L’auteur doit se porter garant de chacun de ses vers. Si on lui coupe la main droite, il écrira avec la main gauche. Si l’on lui coupe la main gauche, il parlera. Si l’on lui coupe la langue, il gesticulera avec la tête. C’est ça, la responsabilité que l’auteur doit assumer pour chacun de ses vers. Le poème doit être le résultat d’un combat, je le dis tout bêtement mais je n’arrive pas à dire mieux. C’est une querelle contre les mots et par les mots. Et naturellement cela est lié par une espèce de cordon ombilical avec la vie de la communauté nationale dont l’auteur fait partie et dont il est aussi partiellement responsable. »

Né en 1920 dans la ville de Brno, Zdeněk Rotrekl se lance dans la littérature dès le début des années 1940 en publiant le recueil « La pendule de l’âme ». Auteur d’orientation catholique, il cherche à exprimer par ses vers la dimension transcendantale de l’existence. Son langage très recherché reflète une certaine nostalgie des nobles traditions du passé. Le poète cherche à rendre plus humain le climat d’une société déshumanisée par la guerre. C’est au cours de cette première période qu’il se lie d’amitié avec quelques-uns des grands poètes tchèques. Ce sont des rencontres capitales qui marqueront sa vie et son œuvre et le feront progresser dans l’exploration des secrets et des astuces de la création littéraire :

« Nous avons eu la chance de vivre dans le rayonnement de ces personnalités. C’était František Halas qui disait que chez les poètes débutants, c’est le caractère qui est plus important que le talent. Je le répète très souvent. Puis c’était Jan Zahradníček et encore Josef Palivec. Je les ai rencontré par hasard. Avec Josef Palivec, nous avons partagé la même cellule dans la prison de Bory. »

František Halas | Photo: Slovník české literatury
L’amitié avec František Halas, poète déjà très célèbre, sera pour le jeune débutant un des plus grands dons de son existence. C’est en 1940 que František Halas invite le poète en herbe chez lui, dans la ville de Kunštát :

« J’ai pris une bouteille de vin de groseille fabriqué par ma mère et je suis allé à pied du bourg de Svitávka à Kunštát. Quand je suis arrivé, je vois sur la place un bonhomme en tenue de travail et je lui demande : ‘Excusez–moi, n’êtes-vous pas par hasard le poète František Halas ?’ et il répond : ‘Mais oui, évidemment, et qui êtes-vous ?’ Je me présente et il dit tout de suite : ‘ Venez, on va prendre une bière.’ Nous sommes donc allés dans une auberge près de l’église de Kunštát et c’est ainsi qu’une amitié sincère et chaleureuse est née entre Halas et moi. Il y a des choses qu’un jeune auteur ne trouve pas dans la littérature. On ne peut les obtenir que dans le contact direct avec des personnalités et j’ai eu la chance de connaître de cette façon František Halas ou Václav Černý, une autre personnalité formidable. »

Sous l’occupation allemande de la Tchécoslovaquie, Zdeněk Rotrekl est déporté vers le Reich pour le travail forcé et vers la fin de la guerre, il se réfugie dans la clandestinité. La libération de la Tchécoslovaquie en 1945 lui apporte beaucoup d’espoir, mais le jeune écrivain d’orientation chrétienne n’est pas au bout de ses peines :

« Quand en 1945 on a lancé la chasse aux écrivains et poètes catholiques que j’appelle le ‘folklore tchèque’, quand on a attaqué le poète Jan Zahradníček, je me suis mis en colère et j’ai adressé une protestation ardente à la rubrique culturelle du journal Lidová demokracie dirigée par Jan Strakoš. Il l’a immédiatement publiée et c’était mon entrée dans le journalisme, le début de mes combats dans la rubrique culturelle du journal Lidová demokracie. En février 1948, le nouveau régime a réglé ses comptes avec moi. Déjà le 1er mars de la même année, j’ai été exclu du Syndicat des écrivains tchécoslovaques pour mon attitude hostile vis-à-vis du nouveau régime et de l’Union soviétique. »

Photo:  (PmD)
Les autorités communistes qui s’installent au pouvoir en Tchécoslovaquie en févier 1948 ne pardonnent aucune manifestation de liberté d’esprit. Au printemps 1949, Zdeněk Rotrekl est arrêté, accusé et condamné à mort à l’issue d’un procès manipulé, mais sa peine est finalement commuée en prison à vie. Il passera treize ans dans les prisons communistes et n’en sortira qu’en 1962 avec un sursis pour une période de dix ans. Sa carrière littéraire est interrompue mais il ne perd pas l’envie d’écrire de la poésie. C’est en prison qu’il écrit sur du papier toilette le recueil intitulé « Malachite » qu’il réussit à envoyer à sa mère grâce à la complicité d’une femme de ménage. C’est, selon la critique, une de ses œuvres les plus accomplies. Zdeněk Rotrekl n’est pleinement réhabilité qu’en 1968, pendant la courte période de libéralisation politique qui finira en août de la même année par l’occupation de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie. Le poète, à peine sorti de l’anonymat, se retrouve de nouveau sur la liste des auteurs interdits de publication. Il reste fidèle à lui-même, ne fait aucune concession au régime instauré dans le pays par l’occupant soviétique, s’engage dans la dissidence et publie des oeuvres interdites en samizdat. Ce n’est qu’après la chute du régime communiste en 1989 qu’il pourra publier officiellement ses poèmes, ses essais et ses romans. En 2002 la maison d’édition Atlantis commencera à publier ses oeuvres complètes. Il surmontera toutes les épreuves de sa vie et survivra à presque tous ses amis littéraires et aussi à ceux qui ont voulu le faire taire à jamais. Il meurt le 9 juin 2013 à l’âge vénérable de 92 ans.

Photo: Atlantis
Dans la poésie de Zdeněk Rotrekl, le monde apparaît comme une vision baroque, le « teatrum mundi » dans lequel le poète chrétien défend sa foi et lutte contre le doute. Malgré son enracinement profond dans la foi et dans la tradition, Zdeněk Rotrekl est un poète très moderne, un novateur, un visionnaire d’une grande force d’imagination. Dans ses poèmes le réel se marie avec le surréel, la vision poétique avec le détail concret, les symboles et les allégories mystiques sont confrontés à la vie. Cette poésie est une lutte infatigable pour l’identité du chrétien dans le monde des idéologies totalitaires. La foi est pour lui d’abord le combat pour la foi et il perçoit la vie de l’homme comme un don dont nous assumons la responsabilité. Pour la postérité Zdeněk Rotrekl restera l’homme qui a su assumer cette responsabilité, homme d’une grande force morale qui a su garder sa liberté intérieure. Vers la fin de sa vie il a constaté :

« Je me suis senti toujours libre, même dans les camps de concentration communistes. La liberté, c’est quelque chose que personne ne peut me voler. »