Ludvík Kundera, homme à plusieurs vies
« De toutes mes professions c’est la poésie que je préfère. J’ai été atteint par la poésie très tôt et je dirais que cela dure encore, » a déclaré en septembre 2009 Ludvík Kundera, homme qui laisse une trace profonde dans la culture et la vie intellectuelle tchèque des derniers soixante ans. Aujourd’hui, nous parlons de lui au passé. Le poète, dramaturge, traducteur, critique littéraire, essayiste et plasticien Ludvík Kundera s’est éteint le mardi 17 août à l’âge de 90 ans. La longueur de sa vie ne peut pas expliquer cependant la richesse prodigieuse de ses activités artistiques et culturelles.
Parmi ceux qui ont rendu hommage ces derniers jours à leur ami Ludvík Kundera, il y a eu aussi le professeur Jiří Trávníček de l’Institut de Littérature tchèque :
« Je pense que ce n’est pas qu’une personnalité qui est morte avec Ludvík Kundera mais quelque chose comme une institution culturelle. On dirait que Ludvík Kundera n’était pas un homme mais qu’il réunissait en lui plusieurs vies. C’est une très très longue carrière de poète et de prosateur. Son nom est lié à plusieurs activités culturelles dont la vie théâtrale de Brno, le mensuel littéraire ‘Host do domu (Un invité à la maison)’, l’édition de nombreux périodiques dont certains étaient publiés plus ou moins en samizdat. Impossible d’exprimer dans une phrase tout ce qu’il a été parce que ce ne serait qu’une longue énumération. »
C’est la ville de Brno, métropole de Moravie, qui est la patrie de Ludvík Kundera. Il est né dans la famille d’un officier et sa famille déménage souvent. Ses études à la faculté des Lettres de l’Université Charles de Prague sont interrompues par la guerre et la fermeture des écoles supérieures tchèques. Après la libération et l’achèvement de ses études universitaires, il se lance dans la vie littéraire et le journalisme. Son premier recueil de poésie intitulé Konstatina paraît en 1946. Intellectuel de gauche, il est cofondateur du groupe surréaliste Ra, il travaille dans plusieurs revues littéraires, il traduit la littérature de plusieurs langues, il est animateur de la vie culturelle de Brno.
Deux écrivains joueront un rôle clé dans sa vie - le poète morave František Halas auquel il voue un véritable culte et le dramaturge allemand Bertold Brecht qui choisit Ludvik Kundera comme traducteur exclusif de ses œuvres en tchèque. Au début des années cinquante, Kundera fait la connaissance de Milan Uhde, jeune homme promis à la carrière d’écrivain et d’homme politique. Pour Milan Uhde qui n´a que seize ans, c’est une rencontre capitale :
« Il était pour moi surtout une immense source de connaissances, notamment pendant ces terribles années 1950. C’était une époque dangereuse et pourtant il m’a ouvert, à moi, un inconnu, un membre déboussolé de l’Union des jeunesses tchécoslovaques, sa grande bibliothèque de littérature moderne, d’auteurs surréalistes et expressionnistes comme Nezval, Biebl, Teige, etc. Et il me protégeait contre les pires idées que l’école de ce temps-là semait en moi. »
Seize ans séparent Ludvík Kundera de Milan Uhde. C’est donc presque l’espace d’une génération mais cette différence d’âge ne les empêche pas de sympathiser et d’entretenir des relations amicales. Milan Uhde devient donc aussi témoin des rapports complexes et délicats de Ludvík Kundera vis-à-vis du régime communiste. Le poète surréaliste est en même temps membre du Parti communiste et travaille comme journaliste dans le quotidien communiste intransigeant Rovnost (Egalité) :
«Ludvík Kundera était atteint d’une déviance typique pour beaucoup d’intellectuels communistes. Il aimait la culture moderne que les communistes déracinaient, détestaient, chassaient des bibliothèques. Il était admirateur du poète František Halas que l’idéologue Ladislav Štoll a maudi en 1950. Štoll a aussi reproché à Ludvík Kundera son admiration pour ce poète. La position de Kundera était donc bien difficile. Plusieurs de ses ouvrages ont été censurés et même interdits et pourtant il se considérait comme un socialiste sincère. Il n’était sûrement pas l’homme au double visage. Et tout cela a atteint le comble dans les années 1970 par l’interdiction totale de publier ses œuvres et une tentative de le réduire à la misère et de l’affamer. C’était très dur parce qu’il était père et devait nourrir sa famille. »
L’invasion soviétique en Tchécoslovaquie en 1968 est un moment crucial dans la vie de Ludvík Kundera. Il ne peut plus accepter les limites idéologiques que le régime impose à sa création et devient un écrivain proscrit et interdit de publication. L’écrivain ne peut survivre et nourrir sa famille que grâce à quelques amis qui lui permettent de publier ses textes et traductions sous leurs noms. Ce n’est qu’après la chute du communisme en 1989 que Ludvík Kundera reprend sa place dans la vie culturelle tchèque et peut finalement publier ses textes. La longue série de ses oeuvres complètes paraît aux éditions Atlantis, la même maison qui publie les oeuvres de son célèbre cousin Milan Kundera. Il devient lauréat de plusieurs prix et distinctions dont le prix Jaroslav Seifert.Son œuvre, une somme énorme de textes, de poésies, de pièces de théâtre, de traductions, d’essais, de tableaux et de dessins se dresse aujourd’hui comme un défi devant les lecteurs, les critiques et les historiens de littérature. Il est presque impossible de cerner l’ampleur de l’oeuvre de cet artiste aux multiples facettes. On en vient à se demander : Qui était Ludvík Kundera ? Milan Uhde répond :
« Je crois qu’il était avant tout poète. Et il restait poète aussi quand il traduisait. Ses traductions d’oeuvres de Bertold Brecht et surtout de ses ‘songs’ sont des oeuvres littéraires accomplies. Je ne m’étonne pas que Brecht qui ne comprenait pas le tchèque, ait eu beaucoup de respect pour ses traductions. Il sentait que Kundera était, j’ose dire, «chez lui » dans son oeuvre. Et même la fille de Brecht n’a pas cédé à la pression des dirigeants communistes, qui dans les années 1970, période pendant laquelle Ludvík Kundera était interdit de publication, cherchaient à le couper de ses dernières ressources en lui ôtant le droit de traduire cet auteur. Madame Barbara Brecht a pris fermement sa défense et ne les a pas laissé faire. »Une vie est finie, un chapitre de la culture tchèque est clos, mais l’oeuvre qui a été une partie extrêmement importante de cette vie, reste avec nous. C’est cette oeuvre qui est donc aussi une catharsis, une consolation métaphysique pour ceux qui ont connu et aimé Ludvík Kundera. Elle l’est aussi pour Milan Uhde :
« C’est la disparition d’une personnalité qui est sans pareil dans la culture tchèque d’aujourd’hui par l’ampleur et la profondeur de ses activités, par sa volonté de renouveler toujours ses connaissances, de tenter toujours quelque chose, d’expérimenter, comme on dit, de ne pas se répéter, et cela jusqu’à l’âge de 90 ans. Ludvík Kundera a réussi à faire tout cela. Pour moi c’est une figure si imposante que je n’arrive même pas à l’exprimer. »