Les « Gender studies » en République tchèque : un premier bilan depuis vingt ans de recherche

Photo: Commission européenne

Un bilan des recherches sur le genre – les « gender studies » – en République tchèque et en Europe centrale plus généralement, c’est ce qu'a proposé une journée d’étude et de rencontres entre chercheurs organisée au Cefres mardi 19 avril. Maxime Forest, docteur en sciences politiques est un des coorganisateurs de cette journée.

Photo: Commission européenne
Maxime Forest, vous êtes chercheur en post-doctorat à l’Université Complutense de Madrid, en Espagne. Vous travaillez sur le projet Quing (Quality in gender + Equality policy). Vous organisez une journée d’étude sur l’état de la recherche sur le genre en sciences sociales. A partir de quand le genre est devenu un sujet d’étude dans les sciences sociales tchèques ?

« C’est un thème qui a émergé relativement rapidement après 1990, d’abord sur le terrain de la littérature grise, c’est-à-dire la littérature non strictement scientifique, mais produite par des organisations non gouvernementales, comme par exemple le centre Gender studies fondé par Jiřina Šiklová. Jiřina Šiklová est sociologue avant tout et il y avait une prétention de produire un savoir de qualité, et avec des financements de projets relativement brefs fournis par des fondations privées comme dans d’autres domaines où sont actives les ONG.

Ensuite, et encore une fois à l’initiative de Jiřina Šiklová, on est passé vers le milieu ou la fin des années 1990 sur le terrain universitaire proprement dit, en sociologie en particulier et en sociologie politique, avec la fondation d’un premier département à l’Université Charles de Prague. Cette consolidation dans le terrain académique s’est faite dans d’autres universités, en histoire à Pardubice, autour de Milena Lenderová, à l’Université Masaryk de Brno et dans d’autres universités avec de plus petites unités, puis à la faculté des sciences humaines de l’Université Charles, où un département d’études de genres assez important s’est développé. Il y a eu également à l’Institut de sociologie l’émergence d’un département Genres auprès de l’Académie des sciences. Tout ça s’est fait dans la deuxième moitié des années 1990, mais je dirais que ça s’est fait assez rapidement dans l’ensemble. »

A l’occasion de cette journée d’étude, vous allez présenter plusieurs projets. Quels sont les centres d’intérêt de ces projets ?

« Dans le cadre de cette journée d’étude, on va essayer de faire un point sur les grandes évolutions qui ont marqué sur ces vingt ou quinze ans l’évolution des travaux sur le genre, en République tchèque et plus largement en Europe centrale, en comparant ce qui s’est passé sur les mêmes années en France. On le fait en présentant les gros projets européens auxquels ont contribué des chercheuses tchèques ou slovaques. On présente trois de ces projets, qui sont des projets des années 2000, qui pour la plupart se sont terminés soit en 2008, soit en 2011. Le premier porte sur les politiques d’égalité et les efforts qui ont été faits dans la sphère publique en termes d’action publique pour mettre hommes et femmes à égalité dans tout un ensemble de domaines. Il y a un autre projet qui s’appelle « knowing » et qui porte bien son nom car il portait sur l’économie de la connaissance et sur les femmes dans la production scientifique, notamment en République tchèque. Puis le troisième projet, qui s’appelle FEMCIT, était un projet plus sociologique qui portait sur différents domaines, notamment la question de l’intégrité physique des femmes – ce qu’on appelle en anglais la « body integrity » – qui inclut donc la prostitution, et qui porte un intérêt particulier aux mouvements de femmes en Europe depuis les années 1970.

Photo: Commission européenne
Ce que nous allons essayer de souligner également, c’est le changement d’échelle des recherches sur le genre, en République tchèque notamment, avec le passage de cette première phase que j’évoquais, de petits projets, où on passait de la sphère des ONG vers la sphère académique, à aujourd’hui des projets sur financements européens, depuis 2004, qui nécessitent des capacités importantes en terme de recherche, des gros investissements aussi puisque ce sont des projets cofinancés – il faut soi-même avoir des capacités financières – et une tendance à fonctionner par projets qui s’est institutionnalisée y compris au niveau national. Cela veut dire qu’il y a une agence de moyens en République tchèque, qui fait des appels à projets et qui finance la recherche sur des programmes pluriannuels. Cela concerne également les recherches sur le genre et nous allons essayer de voir si cette nouvelle situation constitue plutôt une opportunité ou si le tarissement de certaines sources de financement qui étaient finalement plus accessibles sur des projets plus courts, a engendré une baisse en termes de production scientifique. Nous allons donc essayer de répondre à ces questions en prenant l’exemple de ces différents projets. »

Quelles sont les disciplines qui ont le plus intéressé les recherches sur le genre pendant ces quinze dernières années. Avez-vous par exemple quelques types d’études qui auraient marqué la recherche sur le genre depuis 1990 ?

Photo: Commission européenne
« Comme je vous le disais, c’est un intérêt qui est plutôt né, dans un premier temps, sur le terrain de la sociologie, avec différents sujets – sociologie des professions, conciliation vie familiale/vie professionnelle, sociologie des métiers d’enseignants, des métiers scientifiques, qui ont été travaillés par différentes équipes, notamment auprès de l’Académie des sciences. Il y a dans une moindre mesure la question de la représentation des femmes en politique qui a amené un certain nombre de travaux, ainsi que l’action publique en faveur de l’égalité hommes/femmes, notamment dans le cadre du suivi du processus d’adhésion qui nécessitait d’accumuler un certain nombre de données sur ce sujet – c’est un peu moins le cas maintenant qu’on a passé cette phase, qu’on est dans l’après 2004. Puis les travaux se sont développés en histoire, je dirais assez logiquement, d’abord sous un angle biographique, en mettant à au jour, comme ça s’est produit dans l’histoire des femmes dans les années 1970 et 1980, des personnages féminins qui avaient été occultées par l’historiographie classique et singulièrement ici par l’historiographie sous le communisme. On met donc en avant certains personnages féminins.

Photo illustrative: Archives de Radio Prague
Il y a eu aussi des travaux qui ont été réalisés dès les années 1990 sur la sociabilité féminine notamment dans les milieux nationalistes tchèques à la fin du XIXème siècle – en quoi les femmes ont contribué à la renaissance nationale tchèque. Des travaux ont été menés également sur l’accès à la citoyenneté politique jusqu’au seuil des années 1920, avec dans un premier temps un intérêt moindre pour les périodes plus récentes. Ce moindre intérêt pour les périodes récentes est quelque chose que l’on notait dans d’autres espaces de la recherche historique ici, c’est-à-dire le fait de se saisir plus tardivement de tout ce qui concernait la période de l’entre-deux-guerres – ça a commencé par la suite – et la période communiste – et c’est un intérêt relativement récent qu’on trouve par exemple dans un projet à la Faculté des Sciences humaines de l’Université Charles qui s’intéresse au changement de la culture de genres pendant la période communiste, sur les représentations liées au rôle des hommes et des femmes. Et là, il y a des choses passionnantes à travailler qui n’avaient pas été faites. On avait notamment eu tendance à prendre la période communiste comme un bloc qui avait certes permis aux femmes d’accéder au travail de masse, à l’éducation supérieure et au mandat politique à travers des quotas mais on ne se posait finalement pas beaucoup de questions sur les ressorts de tout ce système, sur l’influence sur la situation des femmes concrètement, éventuellement sur les mobilisations politiques de femmes comme ça a eu lieu pendant le printemps de Prague et qui ont été relativement peu travaillées par des chercheurs et chercheuses tchèques, mais davantage par des étrangers. Mais c’est quelque chose qui est également en train d’évoluer et ça s’est ouvert récemment à un plus grand nombre de choses, en y incluant la question de l’homosexualité, des cultures queer, c’est-à-dire en couvrant petit à petit tout le champ de la recherche sur le genre tel qu’on peut le voir ailleurs, mais avec un nombre d’acteurs qui est celui de la recherche tchèque donc qui est un peu moindre. »

Vous parlez de grands projets européens où les acteurs, les équipes de recherche, doivent se rassembler, être en contact pour mettre en place des projets disons colossaux. Est-ce que c’est un moyen pour la recherche tchèque de rattraper un retard, si retard il y a ? Où se situe la République tchèque dans ces recherches sur le genre par rapport à d’autres pays européens ?

Photo: Commission européenne
« Tout dépend des pays auxquels on se réfère. Je ne parlerais pas de retard. Il y a peut-être une perception de soi dans la recherche en sciences sociales en Europe du centre-est qui a tendance à mettre en avant une sorte de complexe de rattrapage. Si on compare avec la situation de la France, on ne peut pas vraiment parler de retard, ni en terme chronologique, ni en terme d’institutionnalisation. En France, les recherches sur le genre – sans utiliser le mot d’ailleurs, c’étaient des recherches sur les femmes, et on n’a toujours pas le droit d’utiliser le mot genre d’après la commission sur les néologismes du premier ministre y compris dans le domaine de la recherche où on doit parler de rapports sociaux de sexe au mieux ou au pire – donc ce premier élan a eu lieu au début des années 1980, mais est assez vite retombé avec la constitution d’un petit nombre d’équipes de recherche, qui a été compensé par le fait qu’il y a beaucoup de sociologues en France, et beaucoup de socio-historiens et socio-historiennes et qu’un grand nombre d’entre eux, également sur le terrain de l’anthropologie, se sont intéressés à la question du genre, mais à titre individuel pratiquement et non pas dans le cadre de véritables équipes. On n’a pas vu émerger en France, et jusqu’aujourd’hui, de diplômes véritablement sur la question du genre alors qu’ils ont émergé dès la fin des années 1990 et le début des années 2000 en République tchèque. Le nombre d’acteurs est certes plus important en France mais l’institutionnalisation se fait au mieux au même rythme. Et finalement, aujourd’hui on est dans un contexte européen où on se retrouve avec les mêmes questions posées à des échelles différentes : comment mettre en place des collaborations entre universités pour être capables de mener de grands projets et de se lier à des projets européens, comment financer la recherche au niveau national, par des agences de moyens comme l’Agence nationale de la recherche en France ou la Grantova agentura de République tchèque ici ? On est donc sur des processus qui sont à peu près les mêmes et qui ont tendance à encourager la pluridisciplinarité etc.

En France, les évolutions sont relativement récentes : c’est la naissance du programme Présage à Sciences-Po Paris par exemple qui prétend intégrer le genre désormais dans tous les niveaux d’enseignements mais c’est une évolution qui date de 2010. Il n’y a pas de retard d’un pays sur l’autre mais des problématiques communes affrontées à des échelles différentes, en fonction de l’état de la recherche dans les deux pays. »