Les inspirations amères de Jiri Weil
"L'écrivain n'est plus un spectateur, mais un participant, un témoin. Il ne peut plus être au-dessus de la cohue, mais il doit faire part de la cohue." C'est de cette façon que l'écrivain tchèque Jiri Weil a formulé la profession de foi de l'écrivain moderne et il faut dire que, pour lui, ce n'étaient pas les mots vides de sens. Il l'a dit deux ans avant sa mort après une vie qui ne lui a pas permis de rester en marge. Bien que la majorité de ses écrits ne soient pas autobiographiques, on ne peut pas dire qu'il ait inventé les histoires qu'on trouve dans ses livres, car les héros de ses romans se retrouvent souvent dans les situations qu'il connaissait bien et qui, plusieurs fois, ont changé sa vie en enfer.
Jiri Weil est né avec le siècle, en 1900, dans le bourg de Praskolesy près de la ville de Horovice en Bohême. Son père possède une petite usine. Jiri étudie les langues slaves et la littérature comparée à l'Université Charles à Prague. Il est l'un des premiers à traduire en tchèque les poètes Pasternak et Essenine mais aussi les écrits de Lénine. Il fait partie de plusieurs cénacles de jeunes intellectuels de gauche, il est l'un des artisans du mouvement Devetsil qui réunit les artistes les plus prometteurs de l'avant-garde tchèque. Comme de nombreux jeunes écrivains tchèques il ne cache pas ses sympathies pour la gauche. En 1933 il part pour Moscou. Il veut voir la capitale du communisme, il veut faire de nouvelles traductions et répandre la révolution dans le monde. Et on lui donne bientôt l'occasion de montrer ses qualités révolutionnaires. La fameuse police politique NKVD commence à s'intéresser à lui et on lui demande de faire passer des documents illégaux en Allemagne où sévit déjà le nazisme. Après avoir accompli sa mission Jiri revient en URSS. Le pays entier est bouleversé par la terreur que le régime stalinien a déclenché après l'attentat contre Kirov. Bientôt l'intellectuel de Prague devient suspect. Quelles sont les charges contre lui? Elles sont ridicules, mais dans un pays décidé d'aller jusqu'au bout de la révolution, elles suffisent à le perdre. Une absence pendant les vacances qu'il ne sait pas expliquer, quelques allusions petit-bourgeoises dans ses lettres (il constate par exemple qu'on manque de café) et voilà c'en est assez. Jiri Weil est chassé du Parti communiste et il n'échappe à la mort sans doute que grâce à une intervention de ses amis tchèques dont le journaliste Julius Fucik, l'un des chantres les plus fidèles du paradis soviétique. Cette fois-ci Jiri s'en sortira par une expulsion de Moscou et un exil en Asie centrale. Il ne devient pour autant ni anticommuniste, ni antisoviétique. Riche de cette expérience, il écrit un livre sur la réalité soviétique, livre qui s'appelle "De Moscou à la frontière". Il n'a pas l'intention de dénigrer, mais comme il est un écrivain honnête, il ne peut pas mentir. Le héros du livre ressemble beaucoup à son auteur. Comme lui, il est communiste tchèque venu à Moscou pour des raisons politiques, comme lui, il est chargé d'une mission secrète en Allemagne. Il réussit à sauver son ami Herzog que la gestapo envisage de tuer. Néanmoins il ne peut pas révéler, pour des raisons de sécurité, l'objectif véritable de son voyage en Allemagne et il devient suspecte. Telle une brebis galeuse, il se retrouve en marge de la société. Après sa parution en Tchécoslovaquie, en 1937, le livre de Jiri Weil a été impitoyablement fustigé par la presse de gauche et notamment par Julius Fucik qui a fait ce besogne sur ordre du chef du parti communiste Klement Gottwald, le future président de la Tchécoslovaquie communiste. Fucik a rencontré Jiri Weil dans un café, lui a expliqué ce que Gottwald avait demandé et lui a fait entendre qu'il allait écrire cette critique tout à fait négative. Weil a accepté cette décision de son ami. Telle a été la discipline des communistes.
La Seconde Guerre mondiale arrive, la Tchécoslovaquie est occupée par l'Allemagne et Jiri Weil apprend qu'il est non seulement intellectuel, non seulement communiste, mais aussi juif. Jusqu'à ce moment-là il ne réalisait pas d'être juif, il se croyait un homme égal aux autres. Désormais, il doit faire face au triste sort de son peuple. Pour sauver sa vie il sera obligé de disparaître, de devenir invisible pendant tout le reste de la guerre. En 1942, lorsqu'il doit être déporté, il fait croire à son suicide, il passe à la clandestinité. Grâce à des amis de la résistance tchèque il survivra aux nazis et à Hitler. L'expérience de la clandestinité mais surtout sa condition d'un être inférieur ne cesseront de hanter Jiri Weil jusqu'à sa mort en 1959. C'est sans doute pour comprendre, pour faire face à la réalité hallucinante qu'il écrira son meilleur livre intitulé "Vivre avec une étoile".
" 'Eblouissement' est le mot qui convient pour dire ce que le lecteur devrait ressentir après avoir tourné la dernière page d'un récit à la sombre beauté." C'est par ses paroles que Edgard Reichmann a salué la traduction française de ce livre. "Jiri Weil nous raconte l'enfermement, l'angoisse de l'enfermement vécus par un homme confronté à l'absurde, menacé par la mort, mais qui sait vaincre la peur et rompre la solitude (...) Les juifs de Bohême et de Moravie - devenus protectorats allemands - y étaient traités comme ceux du Grand Reich, d'abord internés, puis déportés en Pologne pour être exterminés. Caché par des résistants tchèques, Jiri Weil évita le pire. Aussitôt la paix revenue, il s'inspira de cette expérience pour écrire "Vivre avec une étoile" sans doute le plus beau texte sur l'alchimie de la peur, celle de la Ville d'Or livrée à la folie criminelle du Golem nazi."
Comme dans les autres livres de Jiri Weil le sujet ressemble beaucoup à sa vie. Ici il met en scène un simple employé de banque, Josef Roubicek, un personnage qui n'a rien d'exceptionnel, qui aime les randonnées en montagne, la musique, la vie paisible. Pourtant il y a quelque chose qui dépasse le cadre d'une vie tout à fait banale. Il est amoureux de Ruzena, la femme d'un ami, et c'est un sentiment partagé. Puis les supports fragiles de cette vie paisible s'effondrent. La vie devient enfer, pire, la vie devient attente de l'enfer. Les juifs deviennent des fantômes qui attendent le dernier ordre. Ils vivent avec une étoile jaune qui les sépare des autres et qui en fait des parias. Des convois les emportent vers l'est et parfois dans un bourg fortifié que l'auteur appelle le Cirque. "Le Cirque" n'est rien d'autre que l'ancienne forteresse et la prison habsbourgeoise non loin de Prague ou les nazis ont créé un "ghetto modèle" pour tromper les commissions internationales et celle de la Croix rouge. En réalité c'est la dernière escale sur le chemin des camps d'extermination. Au début de cette descente en enfer, Josef Roubicek, perd son travail et devient balayeur dans un cimetière. Il y assiste à l'enterrement de ceux qui ont préféré le suicide à la mort anonyme qui les attend après la déportation. Citons encore Edgar Reichmann: "Avec un chat comme seul compagnon Roubicek arrive à survivre par la force qu'il tire de la banalité lumineuse de ses souvenirs grâce aussi, à la solidarité des gens simples: ouvriers en colère, joyeux fossoyeurs qui partagent avec lui leurs tickets de rationnement et lui proposent de le cacher lorsqu'il recevra l'invitation au voyage sans retour (...) Jiri Weil comme le Français Emmanuel Bove, écrit d'une manière concise: il privilégie la cohérence narrative éclairée par cette sorte de précision stupéfiante d'où surgit la vérité poétique du moindre détail quotidien - goût exquis du saindoux sur un croûton de pain quand la faim vous tenaille, volupté de la cigarette fumée sur l'herbe au printemps, laborieuses manoeuvres pour allumer le poêle dans une chambre glacée. Pas un instant l'emphase ne vient affaiblir le récit mené avec l'implacable force de la discrétion, pas une fois la voix retenue de ce grand écrivain ne prononce les mots 'Prague', 'juif', 'Tchécoslovaquie', 'nazi'. C'est justement cette oscillation entre la métaphore et la réalité que les bureaucrates de la culture, censeurs de Kafka, reprochaient à Jiri Weil, au début des années cinquante, avant de l'exclure de l'Union des écrivains pour 'tendances décadentes' et 'esthétisme petit-bourgeois' ".
Le roman "Vivre avec une étoile" de Jiri Weil traduit en français par Xavier Galmiche est paru aux éditions Denoël.