Les Liaisons dangereuses revues et corrigées au Théâtre national de Prague
« ...livre d’histoire, ... de sociabilité, terrible, ... aussi profond que les plus profonds », remarque Charles Baudelaire à propos du roman Les Liaisons dangereuses de Pierre Ambroise Choderlos de Laclos. Ce roman épistolaire paru en 1782 ne cesse d’intriguer et de fasciner. Objet de nombreuses adaptations pour le théâtre et le cinéma, il a été adapté et porté tout récemment aussi sur la scène du Théâtre national de Prague.
Les avantages de la forme épistolaire
C’est sur une scène entourée d’immenses draperies avec, au milieu, une construction tournante et miroitante que les metteurs en scène Martin Kukučka et Lukáš Trpišovský présentent leur adaptation du célèbre roman. Ils ont écrit le scénario de leur spectacle en commun avec la conseillère dramaturgique du théâtre, Jana Slouková. C’est ainsi que cette dernière explique la méthode par laquelle ils ont procédé :
« Nous avons cherché systématiquement à respecter la forme épistolaire et utilisons même les versions intégrales des lettres. C’est donc un théâtre qui donne beaucoup d’importance à la parole mais en même temps cela nous donne une certaine liberté. Nous pouvons traiter librement la forme épistolaire et cherchons à la thématiser et à l’exploiter au maximum sur la scène. »
Les secrets de la correspondance intime
C’est donc par des citations assez fidèles du texte de Laclos que le spectateur du Théâtre national entre dans l’univers périlleux de la marquise de Merteuil et du vicomte de Valmont, qui sont sans doute les intrigants libertins les plus célèbres de toute l’histoire de la littérature. En donnant au lecteur la possibilité de lire la correspondance intime des personnages du roman, Laclos a situé le lecteur dans la position d’un demi-dieu qui peut entrer dans le secret des protagonistes, suivre d’un œil lucide leurs intentions diaboliques, leurs stratégies et leur hypocrisie, et d’autre part aussi leurs amours, la sincérité de leurs sentiments, leur naïveté et les dangers qui les guettent.
Le lecteur est donc témoin du sort de ces personnages et peut même le partager en esprit sans pouvoir intervenir. Martin Kukučka et Lukáš Trpišovský qui forment un duo artistique nommé Skutr, ont essayé d’exploiter au théâtre cette spécificité du roman épistolaire. Martin Kukučka explique la fonction de la lettre en tant qu’élément dramatique :
« La lettre est une forme intéressante. Elle est lue par quelqu’un, quelqu’un l’a écrite et elle dit quelque chose. Et nous pouvons représenter toutes ces choses simultanément sur la scène. Représenter à la fois ces images et ces mondes parallèles dans une production réaliste pourrait sembler artificiel. Par contre, notre conception nous permet d’avoir l’auteur et le lecteur de la lettre, l’un à côté de l’autre, sur la scène, nous pouvons voir quelles sont leurs relations, nous pouvons voir même ce qu’ils imaginent et le représenter devant les spectateurs. Et c’est justement l’espace que nous voulions créer pour notre spectacle. »
La complicité dangereuse de deux libertins
La marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont sont deux libertins complices qui méprisent les règles morales de leur époque et se délectent à les transgresser. Tandis que la marquise cache son libertinage sous le masque de la vertu, le vicomte se vante publiquement de ses succès de séducteur. Ensemble, ils forment un couple redoutable et sans scrupules. Ils réalisent en secret le plan diabolique de « déniaiser » Cécile de Volange, jeune fille naïve récemment sortie d’un couvent, et aussi de séduire madame de Tourvel, jeune femme pure et dévote. Cette femme mariée qui abhorre la trahison et l’infidélité, finit pourtant par s’abandonner à Valmont après une longue lutte pénible contre ses sentiments. Les choses commencent à se compliquer lorsqu’il s’avère que Valmont, lui aussi, est tombé amoureux de la jeune femme. La complicité entre la marquise et le vicomte tourne en rivalité dévastatrice et leur aventure s’achemine vers un dénouement tragique. Lukáš Trpišovský constate :
« En général, on a l’impression de connaître cette histoire, mais si l’on relisait ce roman, on serait bien étonné comme moi parce que le roman débouche sur un dénouement qui est beaucoup plus brutal que ce que nous gardons en mémoire. Je trouve que le thème du roman qui résonne le plus encore à l’époque actuelle, c’est cette différence entre la liberté des hommes et des femmes de nouer des liaisons intimes, et surtout la question de ce que la femme peut se permettre dans la société et quel est le prix de sa liberté. C’est, après l’histoire elle-même, le second grand thème que nous traitons. »
L’art de la manipulation
Bien sûr, le lecteur peut déceler beaucoup plus de thèmes importants dans la polyphonie de ce roman. C’est surtout le thème de la manipulation. Par un système d’intrigues raffinées et ingénieuses les deux protagonistes réussissent à se rendre maîtres du sort des autres personnages du roman. Ce n’est pas la première fois que des intrigants figurent dans une œuvre littéraire mais, avec Les Liaisons dangereuses, c’est la première fois que l’art de la manipulation touche à la perfection. Pour Lukáš Trpišovský le grand thème du roman est cependant la liberté de l’individu dans une liaison intime :
« Après avoir lu ce roman, j’ai été surpris de constater la fréquence de la question de la liberté individuelle dans une liaison sentimentale. Est-il encore possible de nouer une liaison, si je m’impose le devoir de rester libre et indépendant sur le plan intime ? Ne nous privons-nous pas de quelque chose d’important, puisque l’homme est un être créé pour vivre et communiquer avec les autres ? Il n’est pas une créature capable d’exister toute seule dans le désert. »
Le féminisme avant la lettre
Un autre thème important du roman est la situation de la femme dans une société dominée par les hommes. La marquise de Merteuil se présente dans une lettre comme une femme de volonté qui a refusé la passivité de son sexe pour assouvir ses besoins de connaissance et de liberté. Elle peut être considérée donc comme une des premières féministes. Son personnage reflète en quelque sorte aussi les opinions de Laclos qui est entre autres l’auteur d’un traité intitulé « De l’éducation des femmes » dans lequel il manifeste clairement son appui à l’émancipation féminine. Le personnage de la marquise en devient donc plus complexe ce qui ne peut pas justifier évidemment les moyens exécrables qu’elle utilise pour réaliser sa vision de la liberté.
La présentation visuelle d’un monde disparu
Pour ceux qui décident d’adapter cet ouvrage pour la scène, il est sans doute difficile de choisir dans la multitude des thèmes et des inspirations décelables dans ce roman. Ils doivent résoudre aussi le problème de la présentation visuelle de ce monde disparu qui nous rappelle tant de choses mais qui n’est pas notre monde. Martin Kukučka explique l’approche qu’ont adoptée les auteurs de la production du Théâtre national :
« Nous créons un monde retro dont les éléments touchent le temps révolu mais se répercutent aussi dans l’actualité. Nous avons exposé ces éléments dans les décors et les costumes du spectacle. Sur la scène il y a un grand carrousel couvert de miroirs et les costumes sont de style actuel mais se réfèrent aussi à des éléments historiques. Nous jetons ainsi un pont entre le monde dans lequel nous vivons et le passé. Il n’était pas important pour nous de prendre position, d’être différents par rapport à l’histoire mais notre intention était surtout de poser la question de savoir dans quelle mesure les relations entre les gens ont changé, si la société a évolué et si notre attitude vis-à-vis de ces thèmes a évolué ou non. »
Un roman profondément ancré dans son époque
Les metteurs en scène de la production du Théâtre national n’ont donc pas résisté à la tendance générale qui exige l’actualisation des sujets historiques. Les costumes de la majorité des personnages de cette production sont modernes, trois comédiennes seulement portent telles des caricatures des robes du XVIIIe siècle. Cependant, le roman de Choderlos de Laclos est profondément ancré dans son époque et ne se prête pas à l’actualisation pour plusieurs raisons. Certes, les thèmes qu’il soulève sont de tous temps, mais la réalité dans laquelle vivent les héros du roman sont celles du XVIIIe siècle. Ils vivent dans une société nettement structurée, qui est peut-être hypocrite et pudibonde mais respecte pourtant certaines règles morales et tabous qui n’existent plus aujourd’hui dans notre société permissive. Et un des thèmes majeurs de ce roman est la façon dangereuse et astucieuse dont les personnages principaux transgressent ces tabous. Transposer leur histoire dans l’actualité, ôter les obstacles de leur chemin revient donc à priver les personnages de leurs motivations.
La structure ingénieuse du roman que Laclos a édifié avec une précision d’orfèvre, où les motivations sont claires et nettes, où chaque cause entraîne une conséquence, où tous les éléments sont soumis à une logique inexorable ne peut pas être transposée sans dommage irréparable dans une autre époque. Si cela arrive quand même, le spectateur qui veut subir toute la force et savourer toutes les finesses de cette œuvre, n’a d’autre possibilité que de plonger dans la lecture du texte intégral de ce grand roman.