Le Bouquet, la nouvelle vie d’un livre classique

'Le Bouquet', photo: Théâtre national

Un spectacle qui donne le vertige, une production qui subjugue le public - telles sont les réactions de la critique à la première d’une nouvelle adaptation pour la scène du recueil de poésies Kytice – Le Bouquet de Karel Jaromír Erben au Théâtre national de Prague. L’œuvre essentielle de la poésie tchèque parue en 1853 continue donc à inspirer les artistes de théâtre et à attirer le public. Nombreux sont ceux qui savent aujourd’hui encore réciter par cœur de longs passages tirés du célèbre recueil.

Un art de l’évocation incomparable

La faute et le châtiment – tels sont les thèmes majeurs de ce livre dans lequel Karel Jaromír Erben a réuni des poèmes inspirés par des légendes et des contes populaires. Les personnages de ces récits en vers commettent parfois des actes inavouables et même des crimes, parfois ils ne pêchent que par imprudence, mais aucun d’eux n’échappe à la punition. Il est évident que ces poèmes sont dictés à l’auteur par la conviction que rien n’échappe à l’œil de la Providence et que tout acte sera finalement pesé, et récompensé ou puni selon les lois de l’éternelle justice.

Si nous sommes aujourd’hui encore sensibles au sort de ces personnages d’un autre temps, c’est grâce au génie du poète qui a su raconter leur histoire avec un art de l’évocation incomparable et a réussi à donner à ces poèmes une forme extrêmement efficace. Il a aussi inspiré entre autres le duo de metteurs en scène Martin Kukučka et Lukáš Trpišovský qui signent leurs productions du pseudonyme commun SKUTR. Ce sont eux qui ont mis en scène huit poèmes du Bouquet au Théâtre national. Le jour de la première, Lukáš Trpišovský ne semblait pas être très surpris par le succès que leur production venait de remporter :

Martin Kukučka et Lukáš Trpišovský,  photo: Jan Velinger
« Je pense que ce succès est indissociable du texte. 90 % du succès est dû à Karel Jaromír Erben et, évidemment, nous avons cherché, en commun avec le scénographe Jakub Kopecký, la costumière Simona Rybáková, le chorégraphe Jan Kodet et le compositeur Petr Kaláb une approche qui ne manquerait pas de respect non seulement pour le texte mais aussi pour l’édifice mémorable qui abrite cette production, pour le Théâtre national, pour ses portails dorés, comme on dit… »

L’Ondin, Le Rouet d’or, Les Chemises de noces

Aujourd’hui encore donc le lecteur tchèque se laisse émouvoir dans la ballade L’Ondin par le sort de la jeune fille imprudente tombée dans un lac et devenue femme de l’ondin, l’esprit des eaux. Aujourd’hui encore on se laisse emporter pour la énième fois par le rythme envoûtant du poème Le Rouet d’or qui raconte l’histoire de Dora, une jeune beauté qui suscite l’amour d’un roi et qui est tuée par sa belle-mère et sa belle-sœur jalouses. Et on ne se lasse pas non plus de lire et de citer Les Chemises de noces, une balade sombre sur une jeune fille qui, à force d’invoquer son fiancé tombé à la guerre, finit par réveiller son amant macabre qui vient la chercher pour célébrer avec elle des épousailles sépulcrales. Il s’agirait d’une des premières apparitions du thème du vampirisme dans la littérature tchèque. Souvent ces balades ont un caractère très dramatique et ne manquent pas d’aspects horrifiques.

'Le Bouquet',  photo: Théâtre national
Le metteur en scène Martin Kukučka explique comment les artisans de la production du Théâtre national ont procédé pour plonger les comédiens dans l’univers dramatique de ces balades et pour les engager davantage dans leur projet :

« Pour nous il était très important de parler avec les comédiens de leur rapport vis-à-vis du ‘Bouquet’ de Karel Jaromír Erben. Nous avons demandé par exemple quelle musique ils associaient avec ces ballades, quels étaient leurs souvenirs d’enfance, s’ils avaient peur en écoutant ou en lisant ces poèmes. Il y a des gens qui n’arrivent pas à s’y faire, que ces poèmes font souffrir, et par contre il y en a d’autres qui ont un rapport tout-à-fait positif vis-à-vis de cette poésie. Elle leur faisait peur dans leur enfance mais ils aimaient avoir peur. Au départ il était très important pour nous d’harmoniser nos visions du Bouquet. Il nous a fallu traduire par les mots notre perception de ces ballades et cela nous a pris pas mal de temps. »

Dans les ruines d’une église

'Le Bouquet',  photo: Théâtre national
Le résultat de la coopération des metteurs en scènes, des comédiens et des scénographes est une mise en scène spectaculaire où ne manquent ni les moments dramatiques ni les effets spéciaux. La scène représente une église baroque en ruines dont le mur écroulé n’empêche pas de voir le ciel. Ce ciel reflète en quelque sorte la situation sur la scène et devient tantôt lumineux, tantôt orageux lorsque l’action scénique tourne au drame. Les comédiens incarnent successivement plusieurs personnages, récitent à tour de rôle les vers célèbres, chantent, dansent et parfois même volent dans les airs, accrochés à des cordes, pour illustrer l’action féérique. La jeune et la vieille génération des acteurs du Théâtre national se tendent la main dans cette production ressuscitant une œuvre classique. Jana Preissová de la génération des comédiens âgés, se montre très satisfaite de ce travail :

« Depuis le début j’ai été très attirée et très intriguée par ce projet et je suis reconnaissante aux metteurs en scène d’avoir fait appel à moi parce que le travail avec eux a été tout à fait magnifique. Je l’ai pris comme un don de Dieu qui est arrivé au dernier moment. A mon âge, le théâtre ne me passionne plus comme autrefois, bien que je cherche toujours à jouer de la meilleure façon possible. Mais cette fois-ci j’ai eu de nouveau cette sensation de vouloir absolument participer à ce projet. Dans les productions actuelles ce sont surtout des metteurs en scène et des dramaturges qui s’imposent, les comédiens n’occupant que la dernière place. Mais cette fois-ci les metteurs en scènes nous ont mis en avant. Ils ont mis ce spectacle entre nos mains, dans nos cœurs, dans nos têtes. Et je leur en suis extrêmement reconnaissante. »

'Le Bouquet',  photo: Théâtre national

La musicalité d’une langue riche et sobre à la fois

Les balades du Bouquet sont écrites dans un style concis et poignant, dans une langue riche et sobre à la fois qui emporte le lecteur par sa musicalité. Le rythme et la rime ne sont pas ici que des ornements mais des éléments essentiels du discours poétique. Souvent un simple détail évoqué par le poète prend une importance symbolique et jette une lumière crue sur la situation dans laquelle se trouve tel ou tel personnage. Rarement la langue tchèque a exprimé avec si peu de mots tant d’actions et d’émotions.

'Le Bouquet',  photo: Théâtre national
Tout cela a agi sur de nombreux artistes qui se sont inspirés par ces poèmes. Pour le compositeur Antonín Dvořák, par exemple, Le Bouquet a été une source d’inspiration pratiquement inépuisable car il en a tiré les thèmes pour plusieurs poèmes symphoniques et notamment pour le grand oratorio Les Chemises de noces.

Le caractère dramatique de ces poèmes ne cessera tenter non plus les artistes de théâtre. La dernière production du Théâtre national n’est qu’une des nombreuses adaptations du Bouquet pour la scène et pour l’écran et elle n’est sans doute pas la dernière.

Malgré son aspect féérique, malgré son vocabulaire archaïque, le texte de Karel Jaromír Erben ne perd pas avec le temps sa force suggestive. Il fait rêver toujours de nouvelles et de nouvelles générations de lecteurs et de spectateurs et leur permet de comprendre les motivations des héros de ces balades et de s’identifier avec eux. Le metteur en scène Lukáš Trpišovský constate :

« Je pense, et cela s’est manifesté déjà lors de la répétition générale, que de différentes générations de spectateurs se sont réunies autour de ce texte. Il s’est avéré que les enfants aiment ce texte de même que leurs grands-parents. C’est donc comme une main tendue à travers les générations. Les spectateurs d’âge divers se réunissent avec les comédiens pour savourer ces vers et c’est un très intéressant phénomène intergénérationnel. »

'Le Bouquet',  photo: Théâtre national