Les quatre étapes de la vie artistique de Jaroslav Seifert
Il y a trente ans de cela, en décembre 1984, Jaroslav Seifert, poète de l’amour, de la patrie et de la vie, obtenait le prix Nobel de la littérature. La personnalité de cet auteur qui a toujours cherché de nouveaux horizons et a plusieurs fois changé de style au cours de sa carrière littéraire, fait l’objet d’une anthologie de textes publiée par l’Institut des études littéraires sous le titre « Čtení o Jaroslavu Seifertovi » (Ce qu’on a écrit sur Jaroslav Seifert). Dans ce livre, l’éditeur Jiří Flaišman a réuni des études, des essais et des critiques de treize auteurs écrits dans un espace de quatre-vingts ans et qui reflètent l’évolution artistique du poète et son importance pour la littérature tchèque.
« Dans cette anthologie, il y a aussi des textes critiques. Dès le premier texte de l'anthologie, le poète Stanislav Kostka Neumann s'attaque à Jaroslav Seifert et l'accuse d'avoir quitté le juste chemin, c'est-à-dire le chemin de la poésie prolétarienne. Un autre texte critique est signé par l'écrivain et journaliste Ferdinand Peroutka qui relativise la poésie de Jaroslav Seifert créée dans le cadre du courant artistique appelé le poétisme. Et, bien sûr, nous pouvons trouver des opinions critiques qui n'épargnent pas Jaroslav Seifert y compris au cours des décennies suivantes, car certains auteurs cherchaient à nuire au poète pour des raisons idéologiques, que ce soit dans la période stalinienne des années 1950 ou dans celle de la normalisation des années 1970-80. »
Dans les années 1920, Jaroslav Seifert cofonde un courant poétique qui a l’ambition de dépasser les limites de la littérature. « Le poétisme » est une invention de l’avant-garde tchèque : ses adeptes jettent un regard nouveau sur la vie et trouvent la beauté dans le quotidien. Ils désirent transformer la vie entière en poème et luttent contre la sévérité du monde par le lyrisme, la joie, le jeu et l’émotion. Ils désirent vivre pour l’instant présent et leur poésie est une recherche constante du bonheur. Ils jouent avec les mots, les citations et les anecdotes, refusent d’être sérieux et découvrent des aspects inattendus et amusants de la réalité. Chez Jaroslav Seifert, cette nouvelle approche du monde s’impose dans plusieurs recueils parmi lesquels « Na vlnách de TSF » (Sur les ondes de la TSF, 1925) inspiré par les voyages en Union soviétique et en France, « Slavík zpivá špatně » (Le rossignol chante mal, 1926) et «Poštovní holub » (Le Pigeon voyageur, 1929). A partir des années 1930, le poète cherche son propre chemin littéraire et de nouveaux moyens d’expression, mais certains éléments du poétisme resteront enracinés dans ses vers jusqu’à la fin de sa vie. L’ambition de Jiří Flaišman a été de présenter Jaroslav Seifert comme un homme ouvert aux nouvelles impulsions et aux changements :
« Le point de vue fondamental que j'avais à l'esprit en composant cette anthologie était de donner aux lecteurs la possibilité de situer Jaroslav Seifert dans la perspective de l'évolution de son œuvre, dans les métamorphoses de son art. Evidemment, ce n'est possible que grâce au fait que Seifert a été le poète ayant connu une longue évolution individuelle, un artiste dont la poétique a traversé plusieurs étapes. C'est donc la pierre angulaire de mon approche de l'œuvre de ce poète et de la façon dont je voulais le présenter aux lecteurs. Au cours de sa longue carrière littéraire, Seifert a traversé quatre étapes essentielles qui sont évoquées dans certains textes de l’anthologie et notamment dans celui de l'historien de la littérature Jiří Opelík. On peut dire qu'il y a donc quatre Seifert différents. »Dans sa jeunesse, Jaroslav Seifert s’adonne parallèlement à la poésie et au journalisme. Journaliste communiste, il utilise la presse pour lutter contre l’injustice sociale. En 1929, il est exclu du Parti communiste pour avoir signé avec plusieurs autres écrivains un manifeste contre la bolchévisation du parti. Il poursuivra donc désormais sa carrière journalistique dans la presse social-démocrate. Sa poésie devient musicale et chantante, ses poèmes sont rimés, rythmés et pleins de beautés très sensuelles. Ses lecteurs adorent ce nouveau style et il devient un des poètes tchèques les plus populaires. Mais les temps changent et à l’approche de la Deuxième Guerre mondiale, des tons tragiques se font entendre dans la poésie de cet amant de la vie. En 1938, il réagit à l’accord de Munich par le recueil « Zhasněte světla » (Eteignez les lumières, 1938). Pendant la guerre, il évoque dans des poèmes profondément marqués par son patriotisme les traditions culturelles de son peuple et les motifs du paysage tchèque. Nombre de poèmes sont inspirés par la personnalité et l’œuvre de Božena Němcová, écrivaine tchèque du XIXe siècle, par les dessins du peintre Mikoláš Aleš ou par les séjours pragois de Mozart.
En 1954, il publie un livre modeste intitulé « Maminka » (Maman), évocation de celle qui lui a donné la vie et a su rendre heureuse son enfance. Ce recueil de souvenirs d’un enfant pauvre raconté par les vers d’une beauté simple, fragile et émouvante, restera l’œuvre la plus célèbre de son auteur. Pour plusieurs générations des lecteurs, la maman de Jaroslav Seifert deviendra une personnification de l’amour maternel, le plus profond et le plus sincère de tous les amours. Ce petit livre de souvenirs dépouillé de toute affectation et de tout artifice est un véritable monument de la langue tchèque. Jiří Flaišman caractérise le style de Jaroslav Seifert avec ces mots :
« Je ne sais pas si Seifert est la plus grande personnalité poétique de la littérature tchèque du XXe siècle, mais je pense que le poète et critique littéraire Bohumil Polan et d’autres chercheurs ont réussi à saisir parfaitement le trait qui identifie cet auteur dans la pléiade des poètes tchèques de sa génération et même des générations postérieures : il abordait la poésie comme quelque chose pouvant être considéré comme un entretien tout à fait courant. Il a fait descendre la poésie des hauteurs et l'a transformée en quelque chose de courant, proche et donc naturel. »
En 1949, âgé alors de 48 ans, Jaroslav Seifert abandonne le journalisme pour se consacrer exclusivement à la littérature. Il reçoit plusieurs prix littéraires et obtient le titre honorifique d’artiste national. En 1968, année de la libéralisation politique entrée dans l’histoire comme le Printemps de Prague, Jaroslav Seifert est élu président de l’Union des écrivains tchécoslovaques qui sera dissoute en 1970 après l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’Armée soviétique. Dans le pays occupé, le poète est pratiquement réduit au silence. Il ne peut publier que quelques rééditions et ses nouvelles œuvres ne paraissent d’ abord qu’illégalement en samizdat, ce qui provoque la colère des autorités communistes. Il n’est d’ailleurs plus le même poète. Sa poésie a commencé à changer dès les années 1960. Elle est devenue plus austère, moins musicale, le poète a renoncé à la rime. Il ne chante plus, maintenant il parle. Dans les recueils de cette dernière période, dont « Morový sloup » (La Colonne de la peste, 1973) et « Deštník z Picadilly » (Le Parapluie de Picadilly, 1978), il cherche les réponses aux questions essentielles de la vie. Son dernier livre « Býti básníkem » (Etre poète), qui peut être considéré comme son testament artistique et humain, paraît en 1983. Un an plus tard, Jaroslav Seifert obtient le prix Nobel de la littérature. Il meurt en janvier 1986, trois ans avant la chute du régime qui l’a réduit au silence. Dès 1989, les œuvres de Jaroslav Seifert peuvent paraître sans problèmes. Jiří Fleišman salue notamment la publication de ses œuvres complètes qui ont commencé à paraître en 2001, et constate qu’il est temps d’écrire une nouvelle monographie du poète :« Le projet n'est pas encore terminé. La série est publiée par l'éditeur Jiří Brabec aux éditions Akropolis. Il ne reste plus que trois volumes de la série à publier. Le projet réunit pour la première fois l’œuvre poétique de Seifert dans son ensemble ainsi que son œuvre journalistique. L'ensemble de son œuvre, telle que nous la connaissions, est donc élargie de toute une série de textes. Les différents volumes présentent les œuvres dans toutes leurs versions et nous avons donc la possibilité d'entrevoir ce qui se passait dans l’intimité de l'atelier poétique de l'auteur. Alors, c'est au moins une bonne base pour un futur auteur d'une biographie conçue avec l'intention d'interpréter l’œuvre de Seifert. Je pense aussi que malgré les qualités indubitables de la monographie de Zdeněk Pešat parue en 1991, il faudrait présenter l’œuvre du poète de manière plus large, plus complexe, la situer davantage dans le contexte général. Bien sûr, c'est infiniment difficile, mais c'est ce qui me semble être la tâche la plus importante pour un éventuel futur monographiste de Jaroslav Seifert. »