Les souvenirs d’un diplomate
La cérémonie de remise de la Médaille de Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres à Mme Jarmila Najbrtová-Lorencová a été l’occasion d’inviter à Prague M. Lucien Chamard-Bois, ancien diplomate qui a vécu et travaillé dans la capitale tchèque, a participé à la réouverture de la Bibliothèque de l’Institut français et a été témoin des événements historiques des années 1960 ayant changé la vie de toute la population tchécoslovaque. M. Lucien Chamard-Bois a bien voulu partager ses souvenirs de cette époque avec les auditeurs de Radio Prague.
A quelle époque et pendant combien de temps avez-vous été en poste à Prague?
«Je suis resté en poste à Prague pendant presque six années, de février 1966 à fin mars 1971.»
Vous êtes venu à l’époque d’un dégel politique. C’était le Printemps de Prague qui commençait déjà. Comment cela s’est reflété dans les activités de l’ambassade de France?
«Je suis arrivé dans la période où le président Novotný a disparu et où ont accédé au pouvoir le général Svoboda et Alexander Dubček. Et très rapidement on a constaté qu’un éclaircissement allait se produire dans la vie quotidienne et dans la vie culturelle surtout. Au service culturel de l’Ambassade de France on l’a senti très vite, grâce surtout à l’action d’un monsieur qui était un conseiller culturel remarquable. Je dis ‘il était’ parce que je l’ai perdu de vue. Je pense qu’il est toujours de ce monde et peut-être m’entendra-t-il un jour. C’était M. Henry Ehret auquel je tiens à rendre hommage ici modestement car il s’est beaucoup démené pour l’ouverture qui s’est traduite dans l’Institut français par la réouverture de la bibliothèque et de la salle de lecture de l’Institut qui était fermé depuis 1951. Mr. Ehret s’est battu je crois très cordialement avec les autorités en place. Je ne sais pas si je dois citer des noms mais je me souviens en tous cas d’une personne qui était très bien, c’était Mme Šromová qui, je crois oeuvrait au ministère de l’Education nationale et qui a beaucoup participé à la réouverture de cette salle de lecture.»
Comment le public de Prague a-t-il réagi à la réouverture de la Bibliothèque française?
«Peut-être un peu timidement au départ, quand même, car on n’osait peut-être pas tellement franchir la porte de l’Institut, rue Štěpánská, peut-être en raison de difficultés politiques qui existaient encore. Mais je crois que le public a réagi très bien et très vite on a vu apparaître des lecteurs dans cette nouvelle bibliothèque. Il y a une double direction d’abord, c’était une condition de la réouverture, une direction tchèque et française. La direction tchèque a été assurée pendant tout mon séjour pragois par un garçon remarquable, Josef Petráš, et se faisait appeler Pierre parce qu’il aimait beaucoup se prénom français. Quant aux directeurs français qui se sont succédés, j’en ai connu trois. J’ai connu M. Friand qui n’est pas resté très longtemps, je crois, puis M. Deshusses qui a fait ensuite une carrière diplomatique et puis, quand je suis parti, venait d’apparaître comme directeur Mr. Jean-Paul Daulny.
Celui qui restait vraiment en permanence, c’était Pierre Petráš. Il était assisté d’une charmante personne, Mme Najbrtová que j’ai le plaisir de rencontrer hier et à qui ont a remis, peut-être un peu tardivement, une décoration qu’elle méritait bien pour un travail humble mais extrêmement efficace qu’elle a pu accomplir pendant cette période. Voilà, c’est tout ce qu’il y avait comme personnel. Nous avions une très bonne entente. Je crois qu’il n’y a pas eu d’à coups, il n’y a jamais eu de coups d’éclats. Tout se passait très bien, nous nous entendions très bien.»
Puis les choses ont commencé à se gâter parce que Moscou ne voyait pas d’un bon oeil le Printemps de Prague. Et les armées du Pacte de Varsovie sont intervenues à Prague et dans toute la Tchécoslovaquie. Comment cela s’est reflété dans les travail de la bibliothèque?
«Il y a eu donc l’intervention dans la nuit de 21 août 1968. Au départ on n’a pas tellement vu de différences. Je pense que c’était les lecteurs eux-mêmes qui se sont montrés un peu en retrait. Mais le travail dans la bibliothèque a continué. Peut-être il y avait moins de monde parce qu’on ne savait pas très bien comment les choses allaient tourner après cette invasion. Personnellement, je ne l’ai pas tellement ressenti en tout cas de la part de M. Petráš. Je crois qu’il n’a pas eu tout de suite des ennuis. Les sérieux ennuis policiers qu’il a eus, sont venus, peut-être, même après mon départ. Mme Najbrtová aussi mais elle est restée en permanence.
Je pense que ça s’est traduit, au départ, après l’arrivée des troupes soviétiques, par un ralentissement des visites à la bibliothèque. Il y a eu quand même des courageux, comme je l’ai dit hier dans mon petit discours, qui ont franchi la porte d’entrée pour continuer à prendre des nouvelles, lire des choses dans la mesure où l’on pouvait. Je crois que le personnel tchèque était quand même très surveillé à ce moment-là. Il ne pouvait pas mettre certaines choses à la disposition des lecteurs, notamment les quelques journaux français qui arrivaient là. ‘Le Monde’ arrivait mais je crois qu’il a disparu un petit peu des rayons dès le 21 août 1968.»
Vous avez aussi un souvenir des obsèques de Jan Palach qui ont eu lieu en 1969…
«C’est une image terrible. C’était au mois de janvier 1969. Il faisait sur Prague un ciel noir à l’image même de ce qui se passait sur le sol. C’était d’une très très grande tristesse. L’image que j’ai gardée c’est celle d’une foule immense, on a dit à ce moment-là qu’il y avait peut-être un million de personnes qui assistaient aux obsèques. Une foule immense tout en noir. Cette ville noire, le ciel noir et la foule tout en noir, c’était une sensation qui m’est restée longtemps. J’en parle toujours et je dis : Quelles journée sinistre et lugubre. »Jusqu’à quand êtes vous resté à Prague et quelle a été la suite de votre carrière?
«Je suis parti le 31 mars 1971. Il y a eu à ce moment-là les changements d’ambassade. Il y a eu un nouvel ambassadeur qui a été nommé, et avec cet ambassadeur est arrivé aussi un nouvel attaché culturel. Je peux citer son nom, c’était M. Prado, puisque je l’ai croisé à mon départ. Et je suis rentré à ce moment-là en France. J’ai donc travaillé au ministère des Universités pendant seize ans, de 1971 à 1987. Ma « carrière » s’est poursuivie ensuite car on m’offert un poste de conservateur d’un petit musée provincial d’Hector Berlioz dans la ville natale du compositeur. J’ai donc quitté Paris, ça fait maintenant 22 ans, pour m’occuper du musée Berlioz. Depuis le bicentenaire, on a fêté en 2003 le bicentenaire de la naissance de Berlioz, j’ai abandonné le poste parce que le musée a été transformé en un musée départemental. Un peu comme la bibliothèque ici à Prague. D’un coup on s’intéressait à la maison natale de Berlioz, on l’a transformée, on en a fait un vrai musée presque national. Et moi, j’ai quitté mes fonctions et on a nommé un véritable conservateur. Voilà.»